vendredi 28 novembre 2008

Crime et châtiment


L’un des principaux romans du célèbre écrivain russe Fédor Dostoïevski est intitulé Crime et châtiment. Ce roman aborde le dilemme moral de l’utilitarisme, à savoir qu’un moindre mal est un moyen justifié pour accomplir un plus grand bien. Sa conclusion est claire et simple : l’utilitarisme est immoral. Bien que j’aie hautement apprécié la qualité littéraire de cette œuvre, l’utilitariste que je suis ne put que s’opposer à la démarche qui mena Dostoïevski à condamner l’utilitarisme. Néanmoins, certaines réflexions récentes m’ont fait repenser à ce dilemme en y apportant certaines nuances qui favorisent la thèse anti-utilitariste. Pour pouvoir partager ces réflexions, je commence par présenter le dilemme tel que représenté dans Crime et châtiment. Toute personne qui aurait l’intention de le lire plus tard devrait s’abstenir de lire ce texte car je vais gâcher les « punchs ».

Ce roman est l’histoire d’un jeune russe nommé Raskolnikov, ancien étudiant en droit à Saint-Pétersbourg qui a dû abandonner ses études pour cause de pauvreté extrême. La première partie du livre nous présente le regard de Raskolnikov sur les malheurs de la société russe, surtout la pauvreté et l’alcoolisme. Ce regard nous amène à comprendre la grande frustration, le profond sens de l’injustice qui afflige le jeune homme. Alors qu’il se visualise de plus en plus clairement comme une victime, Raskolnikov en vient à identifier une représentante des agresseurs qui causent ces maux : une vieille usurière. Cette femme froide et cupide, qui n’aime personne et que personne n’aime, prête de l’argent aux plus démunis pour ensuite leur extorquer des intérêts... usuriers! Raskolnikov rêve de s’approprier la richesse de la vieille, ce qui lui permettrait de terminer ses études et de venir en aide aux victimes de la société. On voit ici que Dostoïevski propose le dilemme utilitariste dans sa forme la plus fragile : Il n’est aucunement clair que le meurtre de la vieille est un « moindre mal » en comparaison du « plus grand bien » que pourrait ensuite accomplir Raskolnikov (d’autant plus qu’il a un intérêt égoïste entremêlé au dilemme). La fragilité de la forme dans laquelle le dilemme est présenté est légitime : Si on accepte la thèse utilitariste, il faut savoir la défendre jusqu’à sa limite ultime.

Raskolnikov décide que le meurtre de la vieille est effectivement un moindre mal justifié par le plus grand bien qu’il fera ensuite. Il se rend donc chez la vieille usurière pour l’assassiner à coups de hache. Son crime étant accompli, il trouve son argent dont il s’empare. Soudainement, la sœur cadette de l’usurière, une femme innocente et soumise, arrive à l’appartement et aperçoit le cadavre ensanglanté. Pris de panique, Raskolnikov réagit impulsivement et assassine aussi la petite sœur à coups de hache. Après avoir réussi à fuir les lieux sans être identifié, il vit des tourments et une paranoïa qui lui sont intolérables. Il décide finalement de se rendre à la police pour purger une longue peine de prison.

Lorsque j’ai lu ce livre il y a quelques années, deux critiques me sont venues à l’esprit pour dénoncer les failles de cette condamnation de la moralité utilitariste. La première étant que, si on juge que le meurtre de la vieille usurière était effectivement un moindre mal, il n’y a pas lieu de mêler le meurtre de la sœur à ce jugement. Si Raskolnikov a paniqué en l’apercevant et qu’il l’a tuée, il s’agit là d’un acte distinct que l’utilitarisme ne justifie pas. Un vrai utilitariste, à la place de Raskolnikov, aurait simplement abandonné son entreprise lorsqu’il fut aperçu par la sœur et se serait rendu à la police sans la tuer.

La seconde critique relève d’un utilitarisme plus dur : Le risque de devoir faire un « moindre mal » pas si moindre que ça fait partie des décisions morales utilitaristes. Donc, si Raskolnikov avait assumé sa décision dans toute sa profondeur, ses tourments n’auraient pas été insupportables au point de le contraindre à se rendre. Toute la morale du roman ne serait alors plus que l’utilitarisme est mauvais, ce qui est manifestement l’intention de Dostoïevski, mais seulement que les décisions utilitaristes sont dangereuses et qu’il faut être doublement prudent et préparé, mentalement et matériellement, avant de les mettre en œuvre. Ainsi, ce ne serait que parce que Raskolnikov n’était pas assez préparé qu’il dû assassiner la sœur et qu’il ne fut pas capable de rester serein malgré sa culpabilité.

L’utilitarisme n’est pas une philosophie simple et uniforme : elle est complexe et multiple. Elle n’a d’unique que son principe de maximisation du bien-être, ce qui autorise le principe du moindre mal pour un plus grand bien. Par contre, à savoir si un mal ou un bien est « moindre » ou « plus grand », il s’agit de jugements subjectifs propres à chaque utilitariste. Un utilitariste jugera que la justice sociale est plus importante que le droit à la vie (c’est le cas de Raskolnikov), un autre jugera l’inverse. Dostoïevski ne s’attarde pas tellement sur l’évaluation utilitariste, il se concentre plutôt sur l’utilitarisme lui-même : sur ce qui rend possible la justification d’un moindre mal. Ma compréhension de cette œuvre de Dostoïevski est que, selon lui, le fait de commettre un acte mauvais prémédité – peu importe sa justification – est mauvais pour l’être humain qui risque ensuite de dégénérer.

Mes critiques de cette démonstration relèvent de ma non-croyance dans le lien entre l’acte mauvais et la dégénérescence de Raskolnikov. Qu’il ait décidé de tuer la vieille pour faire le bien avec son argent, c’est une décision utilitariste qui se vaut. Qu’il ait tué la sœur cadette et qu’il se soit rendu à la police à cause de ses tourments, c’est propre à sa personnalité – à sa façon de réagir aux difficultés – et ça ne dévalue aucunement l’utilitarisme. Quel lien peut-il y avoir entre une décision qui relève du sens de la justice et une réaction impulsive et irréfléchie?

Voici la réponse que je commence à formuler à cette question : lorsqu’on pose un acte, celui-ci affecte la vision que nous avons de nous-mêmes. Conséquemment, peu importe les justifications de nos actes, nous nous concevrons forcément comme un être plus mauvais en causant du mal. Cette considération constitue un contre-argument à mes deux critiques. Ce ne serait ainsi pas propre à la personnalité de Raskolnikov s’il a tué la sœur cadette, ce serait une réaction naturelle puisqu’il venait tout juste d’assassiner la vieille; la vision de lui-même assassinant la sœur ne lui était donc plus inconcevable. De même, un fois l’acte accompli, ce ne serait pas une simple faiblesse morale de Raskolnikov qui le rendait incapable d’assumer toute la profondeur de sa décision; ce serait plutôt cette même tendance naturelle qui faisait de lui, au moins à ses propres yeux, un homme mauvais. La culpabilité n’est alors plus tellement relative à l’acte passé qu’à la réalité présente : ce n’est pas tant le souvenir de l’acte mauvais qui le tourmente, c’est la réalité du mal qu’il incarne désormais qui lui est intolérable.

La condamnation de Dostoïevski à l’encontre de l’utilitarisme est beaucoup plus profonde que celle que j’avais comprise à ma lecture de son livre il y a quelques années. En fait, cette condamnation a des fondements qui, sans être irrationnels, sont extérieurs à la rationalité. Je l’ai rejetée à ma première lecture car j’étais alors très borné par les critères rationnels, ce qui est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Le mérite (ou la prétention) de l’utilitarisme est de considérer le bien et le mal en termes mesurables, d’où les notions de « moindre mal » et de « plus grand bien ». La thèse de Dostoïevski, anti-utilitariste, relève d’un conception à la fois plus absolue et plus nuancée de la moralité : on ne peut pas calculer le bien et le mal, on ne peut pas négocier avec le Diable. J’ai récemment apprit que Dostoïevski est classifié parmi les auteurs existentialistes, qui sont la famille philosophique dans laquelle je me reconnais sans contredit (principalement Kierkegaard et Nietzsche). Cette nouvelle me fait prendre sa condamnation de l’utilitarisme d’autant plus au sérieux; celui-ci pourrait ne pas survivre à ma remise à question.

mercredi 19 novembre 2008

Collectivisme


Les tenants de l’individualisme sont présentement à l’offensive intellectuelle; les tenants d’une vision communautaire doivent s’excuser de ne pas prioriser l’épanouissement individuel par-dessus tout. Il est donc très rare de lire un argumentaire avoué en faveur du collectivisme. Bien qu’il nuance ses affirmations, le célèbre philosophe montréalais Charles Taylor s’affiche fermement en tant que collectiviste dans cet extrait de son livre Hegel et la société moderne :

L’État ou la communauté vit d’une vie plus vaste; ses parties sont liées entre elles comme le sont les parties de l’organisme. Ainsi, l’individu ne sert pas des fins distinctes de lui-même; il est plutôt au service d’un objectif plus vaste qui est le fondement de son identité, car il ne peut être l’individu qu’il est que s’il participe à cette vie plus vaste. Ainsi se trouve surmontée l’opposition de l’objectif-pour-soi et de l’objectif-pour-autrui.

À cette notion de communauté comme vivante, Hegel ajoute celle de communauté comme « conscience de soi ». Et c’est cela qui, de concert avec l’emploi des mots Geist et Volkgeist, a donné naissance à l’idée que l’État hégélien (ou la communauté) est un super-individu. Mais dans un passage de RH qui propose pour la première fois le terme de « conscience de soi », Hegel indique clairement qu’il ne lui donne pas, quant à Volkgeist, le même sens que lorsqu’il s’applique à l’individu. Il s’agit plutôt, en ce cas, d’un « concept philosophique ». Comme tout Geist plus grand que l’individu, il n’a d’existence que par l’intermédiaire de ces véhicules que sont les sujets individuels concrets. Il est donc sujet d’une manière différente.

Mais pourquoi Hegel veut-il parler d’un esprit qui dépasse l’individu? Que signifie cette affirmation selon laquelle l’individu participe de façon inhérente à une vie plus grande et qu’il ne peut être qu’en agissant ainsi?

Ces idées ne nous paraissent étranges que parce que subissons l’emprise puissante de préjugés atomisants dont l’importance a été grande dans la pensée politique et dans la culture modernes. Si nous sommes capables de penser que l’individu est ce qu’il est en faisant abstraction de sa communauté, c’est que nous le pensons comme organisme. Penser à un être humain, pourtant, c’est évoquer davantage qu’un simple organisme vivant; c’est voir un être capable de penser, d’agir, de décider, d’être ému, de réagir et d’entrer en rapport avec les autres; tout cela sous-tend un langage, un monde d’appréhension du monde, d’interprétation des sentiments, de compréhension de la relation aux autres, au passé, à l’avenir, à l’absolu, etc. L’identité d’un individu est faite de sa manière particulière de se situer dans son univers culturel.

Or, un langage, ainsi que l’ensemble des distinctions qui sous-tendent notre expérience et notre mode d’interprétation du monde ne peuvent naître et grandir que par la communauté. En ce sens, ce que nous sommes, en tant qu’être humains, nous le sommes seulement dans une communauté culturelle. Peut-être pouvons-nous, ayant grandi dans une culture donnée, l’abandonner et pourtant en conserver l’essentiel. Mais un tel phénomène est exceptionnel et marginal. Les émigrés ne peuvent pas vivre pleinement leur culture et sont toujours forcés d’adopter certains des traits de leur société d’accueil. La langue et la culture vivent d’une vie qui dépasse celle de l’individu. Cette vie se passe dans la communauté. L’individu possède une culture, et donc une identité, en participant à cette vie plus vaste.

Lorsque je dis d’une langue et des distinctions afférentes qu’elles ne peuvent vivre et croître que par une communauté, je ne pense pas au langage comme moyen de communication, sorte de médium public qui nous permettrait de nous transmettre les uns aux autres une expérience qui serait entièrement d’ordre privé. Ce qui arrive plutôt c’est que notre expérience est en partie déterminée par notre manière même de l’interpréter; et cette manière est largement dépendante des expressions que notre culture nous a fournies. Mais il y a plus : certaines de nos expériences les plus importantes seraient irréalisables hors de notre société car elles se rapportent à des objets sociaux. Tels sont, par exemple, la participation à un rituel, l’engagement dans la vie politique, la célébration d’une victoire sportive remportée par l’équipe locale, le deuil d’un personnage national. Toutes ces expériences et ces émotions ont un objet essentiellement social et ne pourraient exister hors d’une société donnée.

La culture d’une société forme donc notre expérience privée et constitue notre expérience publique, laquelle se retrouve à son tour en interaction avec notre expérience privée. Il n’est donc pas exagéré de dire que nous sommes ce que nous sommes en vertu de notre participation à la vie plus vaste de la société ou, du moins, en vertu de notre immersion en elle, si, comme il arrive souvent, notre relation avec la société est de nature inconsciente ou passive.

[…]

La vie la plus heureuse et la moins aliénée, comme la vivaient les Grecs de l’antiquité, est celle où les normes et les finalités exprimées par la vie publique sont aussi les plus importantes dans la définition identitaire des membres de la société. Car en de tels cas la matrice institutionnelle qui les englobe n’est pas ressentie comme un élément étranger, mais plutôt comme l’essence, la « substance » du soi. « C’est pourquoi chacun n’a dans l’esprit universel que la certitude du soi-même, la certitude de ne rien trouver d’autre que soi-même dans l’effectivité qui est ». Et parce que la substance est soutenue par l’activité des citoyens, ils la perçoivent comme leur œuvre. « Cette substance est pareillement l’œuvre universelle qui s’engendre par l’activité de tous et de chacun comme leur unité et identité, car elle est l’être pour soi, le Soi-même, l’activité ». Vivre dans un tel État, c’est être libre. L’opposition entre nécessité sociale et liberté individuelle disparaît. « Le rationnel en tant que substantiel est nécessaire et nous sommes libres lorsque nous le reconnaissons comme loi et que nous lui obéissons comme à la substance de notre être : la volonté objective et la volonté subjective se trouvent alors réconciliées et forme la même totalité imperturbable ».


Les affirmations de la dernière partie sont étonnamment puissantes : la matrice institutionnelle (la société) doit être ressentie comme l’essence du soi et l’opposition entre nécessité sociale et liberté individuelle doit disparaître. Ces passages nous rappellent que l’idéal collectiviste n’est pas que l’ensemble de la communauté se soumette à l’autorité publique mais plutôt qu’elle soit spontanément en accord avec l’autorité publique car elle s’y reconnaît. Il n’y a alors plus de nécessité puisque ce qui serait une nécessité sociale est l’objet de la liberté spontanée des individus.

C’est un idéal qui m’apparaît comme dangereux. Bien que Taylor et Hegel reconnaissent que les individus peuvent être aliénés par leur société lorsqu’ils n’en partagent pas les buts et les normes, la concordance entre la volonté individuelle et la volonté collective reste leur idéal ultime. Cette concordance implique au moins un certain degré de non-différenciation entre les membres de la société, ce qui n’est aucunement séduisant à mon esprit (comment promeut-on une unité qui réprime les différences?). D’ailleurs, quand une définition de la liberté comporte le terme « obéissons » (comme c’est le cas dans la dernière citation de l’extrait), fusse à la rationalité, on est en droit de suspecter que cette conception de la liberté soit relative.

Néanmoins, il faut reconnaître une profondeur certaine au regard de Taylor. Ma critique des auteurs libéraux est justement cette atomisation totale qui, comme le dit Taylor, s’apparente plus à un préjugé culturel qu’à une analyse lucide. Notre identité est sans aucun doute forgée en partie par la communauté au sein de laquelle on se développe. Seulement, le fait qu’elle le soit « en partie » m’apparaît comme crucial alors que Taylor semble l’écarter sans grande considération. Nous sommes certainement des individus différents que nous serions dans une société différente mais, dans la mesure où l’on ne croit pas dans un déterminisme absolu (ce qui n’est pas le cas de Taylor, qui admire l’« autonomie radicale » qu’offre l’éthique kantienne), il faut aussi tenir compte qu’une part de notre identité serait la même peu importe le contexte culturel. Ce fondement inaltérable de notre identité, qu’on le conçoive comme génétique ou comme spirituel, mérite définitivement d’être préservé autant pour la beauté que pour le progrès que permet la diversité des individus.

Je partage donc la prémisse philosophique et la critique de Taylor à l’encontre du libéralisme. Seulement, je ne pousse pas son principe aussi loin que lui. En tenant compte de l’ensemble du parcours de vie de Charles Taylor, je crois qu’il adhère à son idéal par goût intense pour la paix. Son idéal réalisé offre une paix d’esprit encore plus profonde que toutes les paix sociales : Plus d’opposition entre « moi » et « nous », plus d’obligation sociale et plus de frustration individuelle. En acceptant l’implication automatique d’un individu dans la vie de sa communauté (ce que le libéralisme évite), Taylor n’a d’autres options pour garantir la paix que d’espérer la fin de ce qui cause des conflits à l’intérieur d’une communauté culturelle : la différence. Il ne souhaite pas que nous devenions tous des clones qui ne soient pas différenciables mais son idéal communautaire exclue les désaccords les plus fondamentaux au sujet de l’origine de l’autorité et du sens de la vie. Je crois que le communautarisme de Taylor peut être concilié à l’authentique diversité individuelle que prône le libéralisme en acceptant l’idée du conflit. Les libéraux nient l’interdépendance existentielle entre l’individu et la société, les communautaristes acceptent cette interdépendance mais n’en acceptent pas la conséquence naturelle : des conflits sociaux récurrents, voire permanents. Si on imagine l’idéal de la vie à travers l’activité des conflits plutôt qu’à travers la passivité de la paix, cette conciliation est non seulement possible mais aussi facile et réjouissante. Si on veut la paix comme Taylor, on est forcé de choisir entre le conformisme traditionnel du communautarisme ou le désengagement social du libéralisme. Dans les deux cas, il faut s’attendre à être déçu… comme pour tout espoir de voir les conflits disparaître de l’humanité.

lundi 3 novembre 2008

Totalitarisme juridique


C’est une conception normale parmi les juristes occidentaux de supposer que l’état de droit, ou la primauté du droit, est ce qui protège la démocratie contre le totalitarisme. On croit que la Constitution et la Cour suprême sont les institutions qui garantissent le caractère démocratique de notre régime en assurant que le gouvernement ne puisse pas agrandir son pouvoir arbitrairement. Il faut certes que la police et l’armée restent loyales à la démocratie pour la protéger contre des coups d’État mais, dans la mesure où le gouvernement n’est pas renversé par la force, un chef ou un parti totalitariste ne pourrait pas imposer sa dictature. Cette logique est complètement fausse. En fait, la seule et unique barrière au totalitarisme est la politique; tout comme la politique est l’unique moyen pour établir le totalitarisme.

Selon le juriste fasciste Carl Schmitt, le droit est autant le serviteur de la démocratie que du totalitarisme et il ne constitue aucunement une barrière entre les deux. Les juristes qui croient que le droit est une barrière contre le totalitarisme fondent leur croyance sur les règles écrites de la Constitution et sur la tradition judiciaire de la Cour suprême. Ces deux piliers du droit sont fermement démocratiques et militent explicitement pour la perpétuation du régime démocratique. Si un gouvernement tentait de voter des lois pour s’attribuer un pouvoir totalitaire, ces lois seraient cassées par la Cour suprême au nom de la Constitution. Pourtant, un gouvernement n’a pas besoin de nouvelles lois pour s’attribuer un pouvoir totalitaire : il en existe déjà une! Plus qu’une loi, c’est aussi une principe juridique nécessaire pour faire face à ce qu’aucune normativité ne peut prévoir : les circonstances exceptionnelles. Ce principe est celui des mesures d’exception, mieux connues sous les vocables « mesures d’urgence » ou « mesures de guerre ». La loi qui incarne aujourd’hui ce principe au Canada est la Loi sur les mesures d’urgence. Selon celle-ci, le gouvernement peut déclarer les mesures d’urgence s’il fait face à un danger exceptionnel. Ces « mesures » sont, en réalité, rien de moins que l’instauration d’un totalitarisme temporaire. Alors que les mesures d’urgence sont en vigueur, les droits et libertés garantis par la Constitution ne sont plus applicables et les tribunaux n’ont plus la légitimité pour limiter l’action gouvernementale. Ainsi, durant la crise d’octobre au Québec, Pierre Trudeau déclara les mesures d’urgence, ce qui lui permit d’emprisonner des centaines d’indépendantistes suspectés de terrorisme malgré l’absence de preuve et sans respecter les procédures judiciaires. Les mesures d’urgence durèrent deux mois pour la crise d’octobre; elles durèrent six ans pour la Deuxième Guerre mondiale.

L’objectif des mesures d’urgence est d’accorder temporairement un pouvoir totalitaire au gouvernement pour que celui-ci soit assez fort pour surmonter une épreuve exceptionnelle. Il est intéressant de noter que la Rome antique s’était aussi doté d’une telle institution : la dictature. Les dictateurs romains avant Jules César n’étaient pas des dictateurs comme on les conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire des chefs autoproclamés qui accaparent tout le pouvoir de façon permanente. Ces dictateurs antiques étaient plutôt nommés par le Sénat lorsqu’une menace semblait exceptionnellement dangereuse pour les chefs républicains. Ainsi dotés de tout le pouvoir et limités par aucune règle, les dictateurs avaient une période de temps limitée pour surmonter la difficulté. Ils abandonnaient le pouvoir lorsque leur tâche était accomplie. S’ils tentaient de s’accrocher au pouvoir, ils étaient chassés par le peuple et par l’armée, loyaux aux principes républicains : ils ne s’accrochaient donc pas (Jules César étant l’exception ultime puisque les Romains de son époque ne croyaient plus dans la République). Ainsi, le principe de la dictature romaine est exactement le même que celui des mesures d’urgence : Un pouvoir traditionnellement respectueux du droit se donne temporairement la permission d’agir sans limite pour faire face à un danger exceptionnel. La grande question est donc : Quelle garantie avons-nous que les mesures d’urgence ne seront pas utilisées pour instaurer une dictature permanente? La réponse est simple : Nous n’en avons aucune. En fait, c’est exactement ce qu’a fait Adolf Hitler suivant les conseils de Carl Schmitt : Il a déclaré les mesures d’urgence en 1933 pour faire face aux terroristes qui ont incendié le Reichstag (le parlement allemand) et ce n’est qu’en 1945 qu’elles furent suspendues. Contrairement à ce qu'une étude superficielle de l'histoire laisserait croire, la dictature nazie n'a pas renversé l'ordre juridique de la République de Weimar: Elle lui a succédé légalement.

Dans la mesure où un chef de gouvernement déclare les mesures d’urgence et que le peuple est derrière lui, quel juriste, quel juge peut s’y opposer effectivement? On ne peut dénoncer le caractère totalitaire du pouvoir ainsi créé puisque celui-ci est ouvertement assumé par le principe même des mesures d’exception. Ce n’est pas le pouvoir totalitaire qui peut être questionné, c’est sa légitimité. Tant que les mesures d’urgence sont utilisées face à des situations exceptionnelles qui les nécessitent sans aucun doute (comme la Deuxième Guerre mondiale), il n’y a pas de débat. C’est lorsqu’elles sont utilisées face à des situations dont le caractère exceptionnel est discutable, ou lorsque la nécessité du pouvoir totalitaire face à ces situations est discutable, qu’un débat s’impose… et qu’il ne peut avoir lieu car la liberté d’expression est alors abolie! Par exemple, il n’est pas du tout inconcevable que, dans un avenir relativement rapproché, un gouvernement déclare les mesures d’urgence pour imposer des politiques environnementales contestées. Cet exemple est d’autant plus intéressant que son caractère temporaire est indéfini. Est-ce que la Cour suprême pourrait s’opposer à un pouvoir politique ainsi justifié? Est-ce que le peuple prendrait les armes pour combattre une dictature écologiste? Les dictateurs en herbe auront toujours des motifs très nobles pour prendre le pouvoir : Protéger le pays ou l’environnement, aider les pauvres ou les sinistrés, etc. Il n’est pas évident que le peuple résistera toujours à leurs charmes.

L’Occident contemporain est profondément démocratique et n’accepterait pas de se soumettre à un dictateur. Mais en réalisant que la protection de la démocratie ne relève pas d’institutions augustes telles que la Constitution ou la Cour suprême mais seulement de cette tradition, de cette intuition démocratique dans le cœur des Occidentaux, on prend conscience de sa fragilité. Si jamais les Occidentaux en viennent à estimer que la protection de l’environnement ou la lutte contre la pauvreté ou n’importe quelle autre cause qui n’est pas réellement exceptionnelle soit plus importante que la démocratie, la démocratie sera morte avant même la déclaration des mesures d’urgence. C’est en ce sens que la barrière contre le totalitarisme est purement politique et aucunement juridique. Le droit est l’ensemble des règles normatives de la société; il est la somme des normes; il est la loi du « normal »! Le droit est naturellement désadapté face aux situations anormales (ce que les juges tentent de corriger au cas par cas) et il est complètement démuni face aux situations exceptionnelles. La Loi sur les mesures d’urgence représente l’aveu officiel du droit à cet égard. Carl Schmitt avait raison au moins sur ce point : Le droit est ultimement le serviteur de la politique, toute impression contraire est une illusion produite par une longue période de normalité politique.

mercredi 29 octobre 2008

Imaginer la paix


Imagine there’s no countries
It isn’t hard to do
Nothing to kill or die for
And no religion too


Ces paroles de la célèbre chanson « Imagine » de John Lennon expriment purement l’idéal pacifiste. Nous ne devons pas combattre, nous devons nous aimer. Les pays ne sont pas importants, les gens sont importants : Il est absurde de sacrifier des gens pour des pays. Le patriote qui accepte de tuer et de mourir pour son pays crée un cercle vicieux : Il tue pour se protéger et il se fait tuer par ceux qui se protègent de lui ! La religion aussi inspire des guerres, la religion aussi devrait disparaître.

C’était la réflexion à partir de la réalité vers l’idéal, faisons maintenant la réflexion à partir de l’idéal vers la réalité : C’est un exercice beaucoup moins poétique mais nettement plus instructif. Le patriotisme guerrier étant un cercle vicieux, les progressistes s’imaginent incarner le progrès en quittant ce cercle vicieux tout bonnement. Que les deux tiers de l’humanité soit toujours dans ce cercle vicieux ne les émeut nullement : Nous, progressistes, devons être l’exemple de l’humanité. Donc, dans un monde où les deux tiers du monde sont composés de pays pour lesquels des patriotes sont prêts à tuer et à mourir, la petite faction progressiste est composée de pays sans patriotes. Leur intuition leur dicte que, nous voyant nous démunir de l’arme dont dépend toutes les autres, l’esprit guerrier, les autres pays seront inspirés par l’exemple et s’en démuniront de même.

Bien être bien franc, cette intuition me paraît très naïve. Je ne prône pas la guerre mais mon intuition me dicte que, le jour où nous perdrons la volonté et la détermination nécessaires pour mener une guerre, nous cesserons d’être un pays souverain. Le jour où plus personne n’acceptera de tuer et de mourir pour notre pays, les pays les plus agressifs pourront nous dicter tous leurs caprices. Il n’y a qu’à voir le Tibet : Ce fut la conquête la plus facile du monde ! Je condamne l’impérialisme des Chinois ; la Chine n’est pas pardonnée parce que les Tibétains sont paisibles. Par contre, le pacifisme des Tibétains ne m’inspire aucune admiration. Leur culture et leur spiritualité disparaissent alors que la Chine assure la décadence de leurs jeunes ; cet adieu serein à l’existence est-il porteur d’une véritable dignité ? Les Tchétchènes n’ont pas particulièrement plus de succès contre les Russes mais j’admire leur résistance acharnée : Il y a là une volonté de vivre, d’exister dans sa forme authentique, qui incarne les meilleures raisons pour lesquelles l’humanité mérite d’être protégée ! Je partage l’importance que les pacifistes accordent à la valeur de la vie humaine, seulement je crois que le véritable amour de la vie est celui qui est prêt à se battre pour la vie. Je crois que les vrais humanistes sont ceux qui acceptent le paradoxe d’enlever la vie pour sauver la vie.

Le militarisme peut être humanitaire en ce sens que les moyens militaires peuvent devenir exclusivement au service des causes humanitaires. Le vice du militarisme est qu’il est traditionnellement associé à l’impérialisme : À la volonté de dominer les étrangers en tirant des avantages d’eux. En quoi les forces militaires sont-elles forcément vouées à maintenir ce rôle traditionnel ? À mes yeux, le progressisme réel (réaliste) n’est pas celui qui aspire à abolir le militarisme mais bien celui qui aspire à abolir l’impérialisme pour humaniser le militarisme. Les pires souffrances actuellement vécues dans les pays défavorisés ne sont pas causées par la maladie et la famine : Elles sont causées par la tyrannie et le barbarisme. Si notre volonté est de venir en aide aux déshérités de la Terre que sont les Africains, qui subissent les pires exactions et les pires massacres au quotidien, les forces militaires peuvent apporter beaucoup plus de bien-être que des denrées et des médicaments (qui ne sont pas moins primordiales pour autant).

Bien sûr, contrairement à l’aide économique, les interventions militaires nécessitent une puissante vigueur politique en plus de l’argent. Ainsi, les politiciens sans principes qui ne visent qu’à satisfaire leur électorat se réjouissent de voir les progressistes adopter la morale pacifiste : Ils n’ont pas besoin de s’engager dans de dangereuses aventures politiques pour prétendre à l’humanisme. Si les progressistes s’attendaient des gouvernements qu’ils soient adéquatement armés et légitimés pour intervenir militairement lorsqu’un génocide commence, le Rwanda et le Darfour auraient été évités sans aucun doute. Malheureusement, la réalité est autre. Les conservateurs sont militaristes mais ils laissent les vieux relents impérialistes diriger l’action des forces militaires. Les progressistes sont carrément anti-militaristes : ils dénoncent la non-action des armées occidentales face aux génocides mais ils dénoncent tout autant les dépenses et le recrutement nécessaires pour se donner les moyens de telles actions. Ainsi, il ne reste personne de prêt à se battre pour l’humanisme ; il n’y a que ceux qui le banalise et ceux qui s’en réclame sans en accepter les sacrifices nécessaires. J’estime que les progressistes font un bon travail de sensibilisation pour que l’humanisme ne soit plus banalisé mais je ne vois pas qui invite aux sacrifices nécessaires… Peut-être n’y a-t-il personne. Ici encore, rien de mystérieux : À l’ère de la politique facile, simple et prévisible, est-il plus payant de verser une larme en parlant de nos morts ou d’appeler ses compatriotes à se sacrifier pour sauver la vie d’étrangers ?

mercredi 22 octobre 2008

Quel nationalisme?


Le nationalisme est un phénomène fascinant. Il sait être le porteur du meilleur et du pire. De la solidarité humaine la plus concrètement vécue jusqu’à la haine maladive la plus injustifiée, le sentiment national inspire des valeurs aussi étonnantes que diverses. Ces valeurs peuvent être inclusives ou exclusives, totalitaires ou aristocratiques. Alors que les différents degrés de ces valeurs varient subtilement en fonction des nationalismes particuliers, on peut imaginer un très vaste éventail de sentiments nationaux.

Certains nationalistes ont le besoin d’être exclusifs alors que d’autres ne l’ont pas. Pour ceux qui l’ont, la possibilité d’avoir deux idées du « nous », une forte et une faible, paraît nettement moindre que celle d’avoir un « nous » unique et fort. Les nationalistes exclusifs croient que la solidarité nationale est généralement diluée si elle inclut un « nous » faible, ce qui diminue d’autant la raison d’être du nationalisme. Au Canada, ils sont ces nationalistes qui espèrent, au moins secrètement, que la culture anglaise assimilera éventuellement l’héritage français du Québec. Au Québec, ils sont ces nationalistes qui abhorrent l’idée même d’un pacte fédératif avec le Canada anglais, sans égard pour le contexte sociohistorique. Dans les deux cas, ils rêvent d’une nation unie non pas au sens « ensemble » mais bien unie au sens « un ». Les nationalistes inclusifs sont ceux qui veulent une nation unie au sens « ensemble »; c’est-à-dire que l’unité est sa fin mais qu’on accepte que sa source soit diversifiée. Ces nationalistes croient qu’un tout nouveau sentiment de solidarité est créé par l’addition d’un nationalisme plus large; l’ancienne solidarité nationale n’étant aucunement affectée par la nouvelle. Selon cette logique, il n’y a aucune contradiction à l’idée qu’un pays soit composé de plusieurs nations. Le fédéralisme n’est compatible qu’avec le nationalisme inclusif car le nationalisme exclusif aspire à l’idéal de l’État-nation, c’est-à-dire la concordance entre les frontières nationales et les frontières étatiques. Pour le Québec, cela implique un pays séparé alors que, pour le Canada, cela implique un État unitaire (centralisé). Autant au Québec qu’au Canada, on voit ces deux types de nationalisme se confronter.

Cette distinction entre nationalismes inclusif ou exclusif relève de la prémisse idéologique du nationalisme. L’autre distinction, pas complètement étrangère à la précédente, est celle qui relève de la culture sociale amenée par le nationalisme. Selon cette deuxième distinction, le nationalisme peut être totalitaire ou aristocratique. Lorsque le sentiment national est totalitaire, son idéal est d’unir tous les citoyens en un Tout indivisible et uniforme. Les citoyens sont ainsi des organes de cet être collectif qu’est la nation; leur vie n’a de sens que par leur appartenance à la nation. Bien que ça ne soit pas évident pour l’observateur superficiel, le charme de cette vision relève de ses racines égalitaires. La justice sociale n’est pas seulement économique : elle est morale. Ainsi, ce n’est pas l’écart de richesse qui est la source de l’injustice : c’est l’écart de dignité. Si la dignité de l’individu est celle de la nation et vice-versa, il ne peut subsister aucun écart de dignité. L’individu doit tout à la nation et la nation doit tout à l’individu; l’obligation est réciproque et indéfinie. L’effet pratique de cette obligation est le pouvoir absolu des chefs nationaux : aucun moyen n’est trop lourd lorsqu’il s’agit d’assurer l’« entraide » entre les citoyens et la nation. Ainsi, là où le sentiment égalitaire est extrême, le sentiment national est totalitaire. Une fois le sentiment national devenu totalitaire, il reste ainsi même si le sentiment égalitaire disparaît… L’idée nationale devenant un credo spécifique plutôt qu’un simple sentiment d’appartenance, elle constitue le socle d’un régime totalitaire à venir. Le nationalisme américain prend un penchant totalitaire lorsque que ceux qui s’opposent aux guerres menées par leur nation sont accusés de manquer de patriotisme. De même lorsque des Québécois qui ne partagent pas lesdites « valeurs québécoises », à savoir la social-démocratie et le progressisme, sont accusés d'être américanisés.

Si le nationalisme est aristocratique, la culture sociale est bien différente. Là où la nation totalitaire se conçoit comme une entité supérieure composée des citoyens, la nation aristocratique se conçoit comme une entité extérieure à laquelle s’associent les citoyens. C’est le nationalisme antique : celui des patriciens romains qui investissaient leur fortune personnelle pour sauver leur patrie (à l’inverse des aristocrates modernes qui condamnent leur patrie pour gonfler leur fortune personnelle). La différence entre le nationalisme aristocratique (que certains préfèrent nommer « patriotisme ») et le libéralisme est plus psychologique qu’institutionnelle. Tous les nationalistes estiment que la nation est plus importante que l’individu (c’est la différence essentielle avec le libéralisme) mais, alors que le nationaliste totalitaire estime que la nation est une incarnation unique, le nationaliste aristocratique estime que la nation est une incarnation multiple. Ainsi, la nation aristocratique est naturellement unie dans le sacrifice nécessaire pour résister à une force étrangère mais elle est tout aussi naturellement divisée dans ses affaires internes; les rivaux à l’intérieur de la nation ne sont pas considérés comme des ennemis de la nation. Ce nationalisme est aristocratique car, en l’absence d’une autorité unique pour diriger l’entité nationale, celle-ci est dirigée par ses élites diverses. En admettant que la nation n’est pas uniforme, on permet à des élites rivales de se faire compétition pour la suprématie sans que celle-ci ne soit jamais absolument atteinte.

Mon objectif en écrivant ce texte est de faire valoir la diversité des réalités qui sont représentées par le terme « nationalisme ». Certains libéraux dénigrent le nationalisme comme étant une philosophie archaïque et grossière; certains nationalistes dénigrent tout ce qui n’est pas leur propre nationalisme comme une forme d’égoïsme, voire de lâcheté. Si on accepte que être « nationaliste » n’indique rien de précis, sinon qu’on est moins individualiste que les libéraux, on comprend mieux comment les nationalistes peuvent être en profond désaccord sur ce que devrait être la nation. Personnellement, je n’aime vraiment pas l’attitude englobante que prend le nationalisme du Québec. Lorsque certains nationalistes me disent que mes valeurs ne sont pas québécoises, ils m’enlèvent effectivement l’envie de m’identifier à la nation québécoise. Je ne dis pas que ces nationalistes sont totalitaristes, je dis que cette forme de nationalisme tend vers le totalitarisme et que, si on le laisse se développer ainsi, il le deviendra un jour. Le nationalisme doit être un sentiment d’appartenance, il doit être du patriotisme; il ne doit pas être un credo particulier servant à marginaliser ceux qui n’y adhèrent pas.

Nous, les corporations


Qui dit que les débats politiques sont tous vides et fades? Le dernier des trois débats entre les deux candidats à la présidence des États-unis, Barack Obama et John McCain, était rempli d’affirmations franches et explicites. Par exemple, juste au sujet de la fiscalité, on a l’impression de percevoir la lutte des classes à son niveau le plus élémentaire. J’entends souvent les gens dire que la droite est secrètement contrôlée par les corporations. C’est étrange, car je ne vois pas tant de secret dans l’alliance entre la droite et les corporations. Si Obama peut accuser constamment McCain d’être à la solde des corporations en citant les dizaines de milliards en baisses d’impôts qu’il leur promet, c’est parce que les Républicains l’ont annoncé et le reconnaissent en pleine campagne électorale. Autrement, McCain nierait ces accusations à répétition, ce qu’il ne fait pas.

Ce faisant, les Républicains avouent qu’ils représentent les intérêts des corporations : « Nous, les corporations ». Cependant, ils prétendent que les intérêts des corporations sont compatibles avec ceux du peuple parce que les corporations investissent alors que le peuple consomme. Quoi qu’il en soit, il est remarquable que cette fameuse oligarchie financière toujours dénoncée par les socialistes fasse ouvertement compétition au sein du processus démocratique pour faire valoir ses intérêts : Oubliez la corruption secrète des décideurs après qu’ils soient élus (ça se produit aussi, mais ce n’est pas – ou plus – la stratégie centrale des élites financières).

Joe le Plombier



Éphémère figure médiatique de la campagne présidentielle, Joe le Plombier incarne le travailleur, le prolétaire qui travaille 10 ou 12 heures par jour (voir les 30 premières secondes de la vidéo), qui ne veut pas payer les horribles impôts démocrates. Les méchants démocrates vont l’empêcher de réaliser le rêve américain! Ça a du sens… Surtout quand on réalise que Joe gagne plus de 200 000 $ par année … et tout le monde sait que c’est à 200 000 $ par année que le rêve américain commence! Joe n’est donc pas ce prolétaire qui espère réaliser le rêve américain, il est un entrepreneur qui réalise le rêve américain! À cet égard, ces échanges à la fin de la vidéo me semblent particulièrement révélateurs.

Obama – « Mon ami et supporteur Warren Buffett peut se permettre de payer un peu plus d’impôts… »
McCain – « C’est de Joe le Plombier dont on parle! »
Obama – « … pour qu’on puisse baisser les impôts de Joe avant qu’il ne soit au point où il peut faire 200 000 $. »

La stratégie de McCain pour faire croire que ses baisses d’impôts profiteraient aussi à des gens qui ne sont pas riches a échouée : Les téléspectateurs réalisent alors, soudainement, que Joe le Plombier n’est pas un prolétaire. Obama a tenté autant que possible d’éviter de caractériser les petits entrepreneurs comme Joe parmi les « riches » qui doivent payer des impôts, préférant plutôt mentionner le milliardaire Warren Buffett, mais, après avoir été poussé dans le coin par McCain, il s’y est résigné.

Obama – « Personne n’aime les impôts […] mais nous devons ultimement payer pour ces investissements essentiels qui font une économie forte – »
McCain – « Personne n’aime les impôts, n’augmentons les impôts de personne. »
Obama – « Non, ça ne me dérange pas d’en payer un peu plus. »

Ce dernier échange est, à mes yeux, l’incarnation de la division la plus profonde entre la gauche et la droite. Cette affirmation de McCain, « Personne n’aime les impôts, n’augmentons les impôts les personne » est ce qui me rebute de la droite. C’est clair que la pauvre mère monoparentale n’aime pas plus les impôts que le riche PDG; est-il également injustifié de leur faire payer des impôts pour autant? Cette idée qu’on ne doit pas trop taxer les riches à cause du danger de relocalisation est sensée dans la mesure où elle n’est pas poussée à l’extrême. On ne doit pas trop taxer les riches mais il faut les taxer plus que la classe moyenne! Les corporations sont déjà assez puissantes; elles n’ont pas besoin d’être favorisées lorsque vient le temps de décider qui payera les impôts. Le capitalisme que prône formellement la droite est trop souvent un corporatisme qui pousse le peuple dans les bras du socialisme. Si nous devons avoir un capitalisme juste et équitable, la taxation progressive est une nécessité au moins pour symboliser que les corporations n’ont pas une emprise décisive sur le gouvernement. Les capitalistes qui m’inspirent confiance sont ceux qui n’ont pas peur d’utiliser le vocable « justice sociale » pour définir ce que procure le capitalisme qu’ils proposent. Le capitalisme des Républicains américains et de la droite politique en général ressemble plus au capitalisme que Marx dénonçait, c’est-à-dire au corporatisme au sein duquel les corporations contrôlent l’État, qu’à un véritable système de concurrence libre et équitable.

mercredi 15 octobre 2008

Non au scrutin proportionnel


Pour les non-initiés au débat sur le mode de scrutin, je commence par un bref aperçu des deux possibilités générales. D’un côté, il y a le mode de scrutin uninominal: C’est le vote par circonscription présentement utilisé. Les citoyens de chaque circonscription votent pour un candidat désigné par son parti, celui qui reçoit le plus de votes (la « pluralité ») est élu. Ainsi, un candidat peut être élu par une minorité si plusieurs autres candidats se divisent la majorité. Les votes pour les candidats perdants n’ont aucun effet parlementaire. Ces votes procurent une certaine crédibilité médiatique ainsi qu’un maigre financement gouvernemental mais ils n’accordent aucune autorité officielle. De l’autre côté, il y a le mode de scrutin proportionnel: C’est le vote par liste de parti. Plutôt que de voter pour un candidat individuel, l’électeur vote pour un parti politique. Les candidats sont élus parmi les listes des partis en proportion des votes de l’ensemble de l’électorat. Ainsi, aucun vote n’est « perdu » car chaque vote individuel est directement investi dans le bassin électoral des partis politiques. Les candidats élus par ces listes ne représentent pas une communauté spécifique; leur mandat est d’autant plus diffus que c’est l’élite des partis, sinon la chefferie elle-même, qui décide la composition desdites listes.

J’ai longtemps été un fervent supporteur du scrutin proportionnel; j’ai appuyé quelques initiatives le favorisant et j’ai argumenté à répétition en sa défense. Ces argumentations m’ont amené à une importante remise en question face au scrutin proportionnel. Comme le titre l’indique sans équivoque, je désavoue maintenant le scrutin proportionnel: Je me porte conséquemment à la défense du scrutin uninominal.

Le scrutin uninominal, en écartant les votes pour les candidats perdants, crée une puissante pression en faveur du bipartisme. À mon avis, il s’agit là d’une vertu plus que d’une tare. En quoi le multipartisme serait-il plus démocratique que le bipartisme? Parce que, sans le véhicule que sont les tiers partis, certaines mouvances idéologiques ne seraient pas représentées politiquement? C’est complètement faux. Sous un régime de bipartisme, les mouvances minoritaires sont des factions au sein des deux principaux partis, ceux-ci constituent donc des partis de coalition. On n’a qu’à regarder les États-unis: L’aile gauche du Parti démocrate est nettement plus radicale que son mainstream, de même pour l’aile droite du Parti républicain. Les minorités idéologiques n’ont pas une existence politique moindre en tant que factions minoritaires au sein des partis qu’en tant que partis minoritaires au sein du Parlement. Bien sûr, le processus par lequel une majorité gouvernementale se crée à l’intérieur d’un parti de coalition n’est pas le même que celui qui découle d’une coalition de partis. La principale différence est que, d’un côté, on négocie la coalition entre alliés politiques alors que, de l’autre côté, on la négocie entre ennemis politiques. Puisque, par nécessité de majorité parlementaire, des politiciens aux idéologies différentes doivent cohabiter au sein d’un même gouvernement, je crois qu’il est sain de les faire cohabiter au sein d’un même parti pour qu’ils apprennent à coopérer à long terme. Là où le scrutin proportionnel favorise l’existence d’une multitude de partis qui s’allient le temps d’un gouvernement pour se refaire la guerre à chaque élection, le scrutin uninominal incite les différentes mouvances à s’allier permanemment au sein de deux grands partis.

Cette permanence des alliances entre les diverses mouvances politiques n’a pas la cohésion gouvernementale pour seul avantage: Elle offre aussi aux citoyens un choix démocratique plus clair. Comparons les deux systèmes. Si les députés sont élus en proportion du vote populaire, l’élection compose un Parlement fragmenté par plusieurs partis minoritaires qui doivent négocier une coalition majoritaire pour gouverner. Ainsi, l’électeur qui vote pour un de ces partis minoritaires n’a aucune certitude quant à la composition du gouvernement qui se réclamera de son vote. À l’inverse, si les députés sont élus par la pluralité des votes dans chaque circonscription, l’élection compose un Parlement dominé par les deux partis les plus susceptibles de former le gouvernement. Ces partis gouvernent seuls, même s’ils sont minoritaires. Ainsi, lorsque l’électeur vote pour un parti, il sait relativement bien quelle sera la composition d’un gouvernement qui se réclamera de son vote. Plutôt que de laisser les élites politiques négocier le résultat futur de son vote, il vote en fonction des négociations passées des élites politiques. En fin de compte, le bipartisme propose des coalitions claires et permanentes alors que le multipartisme propose des coalitions incertaines et changeantes. Les mêmes forces politiques sont en jeu, la différence se limite au moment auquel les électeurs se prononcent souverainement au-dessus de la joute politique.

Un avantage plus symbolique mais non moins important du scrutin uninominal est qu’il révèle le caractère indirect du pouvoir électoral. Les citoyens n’ont pas le pouvoir, ils élisent les représentants qui ont le pouvoir. Le citoyen individuel n’a aucune autorité publique. Lorsqu’il fait partie d’une vague de votes inutiles au-delà de la pluralité du candidat gagnant, ou lorsque son vote est carrément écarté en votant pour un candidat perdant, le citoyen a la nette impression qu’il ne sert qu’à propulser un candidat vers le pouvoir. Cette impression est bénéfique à la démocratie car elle la représente honnêtement. Si certains citoyens ont une influence sur le pouvoir en dehors du processus électoral, c’est parce qu’ils créent des institutions « supra-démocratiques » à travers lesquelles ils portent leurs intérêts et leurs valeurs. La démocratie, en tant que le gouvernement des élus du peuple (il reste à prouver qu’elle soit autre chose dans les faits), accorde un pouvoir marginal à l’électeur individuel et un pouvoir déterminant à l’électorat dans son ensemble. Là où le scrutin uninominal projette exactement cette réalité à la psyché du citoyen, le scrutin proportionnel lui laisse croire que son vote individuel est déterminant alors que, en réalité, il n’est que moins informé au sujet du gouvernement de coalition qui sera légitimé par lui. Le vote par le scrutin uninominal est plus prudent et moins cynique que celui par le scrutin proportionnel: Exactement ce qu’il faut pour la santé démocratique!

samedi 4 octobre 2008

Sélection naturelle


Un peu de darwinisme pour aujourd’hui. La théorie de la sélection naturelle, à savoir que les espèces les mieux adaptées survivent et que les autres disparaissent, est la plus généralement acceptée dans le monde scientifque pour expliquer l’évolution de l’humanité. Cette même théorie s’applique aussi à l’intérieur de chaque espèce: les membres les mieux adaptés de cette espèce transmettent leur héritage génétique alors que les autres sont écartés du processus reproductif. Ainsi, parmi les loups, toute la meute s’affaire à garantir la survie des rejetons du mâle alpha. De même, parmi les gorilles, seul le mâle le plus fort se reproduit avec toutes les femelles. Toutes les espèces ont un processus sensiblement différent pour déterminer quels membres verront leurs gênes se perpétuer et quels membres seront des branches mortes de leur espèce.

Quand on porte notre regard sur l’humanité moderne, il semble que la sélection naturelle ait perdu la plus grande partie de son sens. Bien sûr, les individus les plus beaux, les plus intelligents et les plus forts ont un certain avantage reproductif car il leur est plus facile de séduire les membres du sexe opposé mais tellement de facteurs viennent fausser cette donne que cet avantage ne veut plus dire grand chose. Le premier de ces facteurs est la contraception. Que les humains les plus beaux, les plus intelligents et les plus forts copulent ensemble ne fait pas d’eux les porteurs du patrimoine génétique de l’humanité s’ils utilisent des moyens contraceptifs. Un autre de ces facteurs est la monogamie. Si un individu est laid, stupide et faible, une culture monogame lui offre néanmoins de bonnes chances de reproduction puisque, le nombre d’hommes et de femmes étant presque égal, un membre de l’autre sexe sera probablement disponible pour lui malgré la piètre qualité de son patrimoine génétique. La monogamie est ainsi l’incarnation par excellence de l’égalitarisme génétique. On pourrait aussi penser à d’autres facteurs tels que la procréation assistée, l’avortement et tous les phénomènes humains qui délogent le critère de la supériorité génétique en tant que critère déterminant de la transmission des gênes. Face à tous ces facteurs, deux écoles de pensée sont possibles: Soit on rejette la validité de la sélection naturelle, soit on révolutionne notre conception de la sélection naturelle. Je désire discuter de nouvelles conceptions de la sélection naturelle.

La plus célèbre de ces nouvelles conceptions est la théorie qu’on nomme le “darwinisme social”. Selon cette théorie, les mieux adaptés ne sont pas ceux qui dominent les autres de façon traditionnelle, c’est-à-dire en monopolisant la reproduction, mais bien ceux qui dominent socialement. Le darwinisme étant fondé sur des critères génétiques, cette théorie y déroge largement en incluant des critères sociaux tels que le succès économique ou la popularité parmi les critères d’adaptation malgré que ces critères soient très peu susceptibles d’être transmis à la descendance. Cette théorie découle de la présomption selon laqulle les élites sociales sont composées d’invididus généralement plus beaux, plus intelligents et plus forts que la moyenne, et donc que la supériorité génétique produit une supériorité sociale. Je crois que cette logique est simpliste et superficielle puisqu’elle néglige le fait que d’autres facteurs sont déterminants au succès social. Par exemple, l’audace, bien qu’elle soit très utile pour gravir la hiérarchie sociale, n’est pas forcément un avantage en termes de survie. Ainsi, les élites sociales ne sont pas corrélativement les plus aptes à survivre. Le darwinisme social est une théorie qui visait à démontrer que, malgré toutes les nouveautés de la société moderne, la sélection naturelle continue son oeuvre en favorisant la survie des plus adaptés. J’oserais dire que cette démonstration est un échec intellectuel et qu’elle est aujourd’hui largement discréditée, en partie parce que les nazis l’utilisèrent pour justifier leur domination raciale.

Je propose une autre conception du darwinisme. Je rejette la logique selon laquelle la complexification des structures sociales nous obligerait à remplacer les critères génétiques par des critères sociaux. Le darwinisme est une théorie génétique : c’est la transmission effective des gênes qui déterminent qui sont les individus les mieux adaptés à la survie. Tout écart de cette logique m’apparaît comme une tentive pour démontrer des hypothèses autres que celle de la survie véritable des mieux adaptés. Je crois que, malgré les nombreux facteurs abordés plus haut qui faussent la survie des mieux adaptés au sens traditionnel, la sélection naturelle fait néanmoins son oeuvre au sein de l’humanité moderne avec la même intensité qu’elle le faisait pour l’humanité préhistorique. Bien sûr, la forme de cette sélection naturelle est radicalement différente mais elle n’est pas moins importante pour autant. Quelle est cette nouvelle forme de la sélection naturelle? Elle revient à l’essentiel: à la reproduction effective. Ainsi, si on examine les qualités des individus qui se reproduisent effectivement à notre époque, on remarque qu’ils ne sont pas les plus beaux, les plus intelligents et les plus forts. Pratiquement tous les individus ont la capacité de se reproduire grâce à la culture monogame. La seule qualité qui différencie clairement les reproducteurs des non-reproducteurs est la volonté de se reproduire. Puisqu’il y a tant de moyens de se reproduire si on le veut, et tant de moyens d’empêcher la reproduction si on n’en veut pas, c’est la volonté plus que tout autre facteur qui détermine la reproduciton effective. Ainsi, ce n’est plus la capacité mais la volonté de se reproduire qui caractérise les mieux adaptés à la survie.

Cette conception peut sembler incohérente à première vue mais, à bien y penser, elle concorde parfaitement avec l’esprit de notre époque. La religion n’offre plus de sens à notre existence par la foi, notre vie semble donc absurde. Nous sommes des individus insignifiants par rapport aux immenses masses humaines dont nous faisons partie, notre personne semble donc inutile. Nous voyons l’environnement se dégrader et les experts nous disent que le futur sera bien pire encore, notre avenir semble donc vain. Ce n’est pas sans raison que tant d’individus à notre époque sont dépressifs et suicidaires. Le plus grand défi de notre époque n’est plus d’avoir la force de vivre : c’est d’avoir la force de vouloir vivre! Ainsi, la simple volonté de se reproduire, de transmettre notre existence la plus viscérale à nos descendants, est effectivement la qualité qui fait de nous les mieux adaptés à survivre. Ceux dont l’instinct sexuel ne les porte pas strictement à copuler mais bien à procréer sont les individus les mieux adaptés de notre époque: Ils sont ceux dont le patrimoine génétique se perpétuera jusqu’à la prochaine époque. La sélection naturelle d’aujourd’hui fait son oeuvre ainsi: les instincts les plus sains font les esprits les plus forts qui créent les héritages les plus réels. À l’âge où le matérialisme a presque complètement envahit le domaine du spiritualisme, la nature garantit l’équilibre existentiel en faisait d’une qualité spirituelle le facteur déterminant de l’évolution de l’humanité.

lundi 29 septembre 2008

Hymnes nationaux

Parfois conçus comme des formalités génériques comparables aux drapeaux nationaux, je crois que les hymnes nationaux sont au contraire une certaine incarnation de ce à quoi une nation aspire : ils sont au moins un point de repère plus significatif (car verbalisé) qu’un drapeau pour les identités nationales. Je vous présente ici ceux de la France, du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Allemagne et du Canada suivis de quelques commentaires :


France : La Marseillaise
L’hymne français est de loin le plus militariste. Le refrain est « Aux armes, citoyens – Formez vos bataillons – Marchez, marchez – Qu’un sang impur abreuve nos sillons»; il y a mention de « féroces soldats » qui viendront « égorger vos fils, vos compagnes ». Aussi : « S’ils tombent, nos jeunes héros – La terre en produira de nouveaux ». Bien que ces passages et plusieurs autres soient étonnants à entendre la première fois, on en comprend la teneur lorsqu’on apprend que, avant d’être l’hymne national de la France, la Marseillaise fut un chant de guerre révolutionnaire. Ainsi, l’hymne français focalise sur la lutte contre la tyrannie et contre les envahisseurs étrangers : les deux ennemis mortels de la Révolution française. Il y a quelque chose d’indéniablement grandiose dans son air et dans sa tonalité : La Marseillaise est probablement très efficace pour galvaniser les sentiments collectivistes. Elle donne envie d’empoigner un drapeau et de foncer dans le tas!


Royaume-Uni : God Save the Queen
L’hymne britannique est manifestement médiéval. Il fut effectivement composé durant le XVIIe siècle, ce qui explique que Dieu et la Reine y occupent toute la place. Néanmoins, c’est un très beau chant, très noble et très posé. Contrairement aux autres hymnes qui réfèrent directement à la guerre, God Save the Queen fait l’apologie de moyens plus subtils pour atteindre la victoire : « Confound their politics – Frustrate their knavish tricks ». Un couplet qui n’est pas chanté dans ce vidéo dit aussi « Lord make the nations see – That men should brothers be – And form one family – The wide world over ». Ce sont des paroles plus paisibles mais non moins impériales que celles des autres hymnes : les méthodes de l’Empire britannique s’inspiraient de la même philosophie que l’hymne britannique. Pour ce qui est de la musique, elle est lente et élogieuse : distinguée. Tout à l’image des britanniques.


États-Unis : The Star-Spangled Banner
L’hymne américain est quelque peu particulier. Du côté musical, il a un style vraiment unique qu’il m’est difficile de qualifier. C’est une sorte de grandeur solennelle mais le rythme est retenu; héritage britannique, peut-être? Pour les paroles, on remarque d’abord qu’il est le seul hymne à faire l’éloge explicite et répétée de son drapeau, unifiant les deux symboles nationaux. Les références à la guerre sont presque aussi continues que dans la Marseillaise (surtout dans les couplets qui ne sont pas chantés dans cette vidéo), mais certains termes sont plus mécaniques que humains : « And the rocket’s red glare, the bombs bursting in air – Gave proof through the night that our flag was still there ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas parce que The Star-Spangled Banner fut écrit à une époque plus moderne, c’est parce qu’il fut inspiré par un siège naval du début du XIXe siècle. Deux vers du dernier couplet sont particulièrement intéressants vu l’actualité : « Praise the Power that hath made and preserved us a nation – Then conquer we must, when our cause it is just ».


Allemagne : Das Lied der Deutschen (le chant des Allemands)
L’hymne allemand est absolument mon préféré! On y parle de fraternité, de justice, de femmes et de vin : Tout ce qu’il faut dans la vie! Aussi et surtout, l’air est tellement entraînant! Le rythme de la musique est à la fois joyeux et énergique; écouter cet hymne me donne envie d’aller construire le monde. D’ailleurs, il y a certaines rumeurs selon lesquelles, avant d’être un chant national, das Lied der Deutschen fut une chanson à boire. Il ne faut pas non plus s’étonner que, de toutes les hymnes nationaux des principaux pays occidentaux, celui de l’Allemagne est le seul à ne pas mentionner la guerre puisqu’il fut choisit comme hymne national suite à la Deuxième Guerre mondiale. Il est ainsi le plus positif de tous les hymnes nationaux que j’ai entendus. La finale « Blüh’im Glanze dieses Glückes – Blühe, deutsches Vaterland» (Prospère dans l’éclat du bonheur – Prospère, partie allemande) est exceptionnellement axée sur le bien-être en comparaison des autres hymnes.


Canada : Ô Canada
L’hymne canadien révèle la simplicité canadienne: les prétentions ne sont pas aussi grandiloquentes que celles des autres grandes nations occidentales. Outre le passage « Ton histoire est une épopée des plus brillants exploits » - qui est bien relatif - le Canada ne s'affiche pas comme une nation particulièrement glorieuse. Il importe aussi de savoir que la version française est antérieure à la version anglaise; Ô Canada ne fut traduit que plusieurs dizaines d'années après sa popularisation parmi les canadiens-français. Il est quelque peu tragique qu'il soit maintenant un symbole honni par de nombreux nationalistes québécoise puisque ceux-ci en sont les géniteurs. Il s'agit néanmoins d'un chant noble et serein; je regrette qu'il ne soit plus possible d'en partager l'appréciation avec l'ensemble de mes compatriotes...

samedi 27 septembre 2008

Corruption démocratique


Selon la formule célèbre, la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Qu’un gouvernement soit « pour » le peuple ne veut rien dire; même les monarques se plaisaient parfois à prétendre qu’ils gouvernaient dans l’intérêt du peuple. Le gouvernement « du » peuple veut dire que le gouvernement représente le peuple; que le peuple est le propriétaire du gouvernement. Si on s’en tenait à ce critère, les dictatures fascistes et communistes pourraient figurer parmi les démocraties. Quand les régimes se disent « populaires » alors qu’ils sont dictatoriaux, ceci nous est aujourd’hui présenté comme une tentative grossière d’identifier le gouvernement au peuple pour justifier son autoritarisme. La réalité est plus subtile. Les thèses fasciste et communiste ont ceci en commun : Elles ne croient pas dans le caractère démocratique du parlementarisme. Elles dénoncent le parlementarisme comme un régime bourgeois; selon elles, le processus électoral est essentiellement oligarchique et ne laisse aucune place à la véritable volonté populaire. C’est donc soit en renversant le gouvernement par les armes soit en étant élu fortuitement pour ensuite abolir les élections que les communistes et les fascistes établissent leurs régimes, qu’ils estiment plus authentiquement démocratiques que les régimes parlementaires. Ainsi, elles défendent l’idée que la révolution, violente ou pacifique, est un moyen politique qui représente mieux le peuple que des élections oligarchiques; le vrai gouvernement « du » peuple serait une dictature communiste ou fasciste.

Ce qui différencie donc la démocratie populaire de la démocratie libérale – qui est aujourd’hui la seule forme de démocratie effectivement qualifiée de « démocratie » – est que le gouvernement soit « par » le peuple; c’est la seule démocratie dont ne peut se réclamer un régime dictatorial. C’est dans le processus électoral régulièrement répété que réside l’unicité d’une démocratie qui se fonde au moins indirectement sur la volonté populaire, contrairement à un régime qui invoque la « réelle » volonté populaire tout en imposant sa propre volonté au peuple qu’il ne consulte pas. Par contre, la démocratie libérale, bien qu’elle soit le seul régime proprement démocratique, n’est pas exempte d’injustice. Raymond Aron, grand philosophe français, a identifié deux causes de corruption des régimes démocratiques. La première est précisément ce que les idéologies fasciste et communiste dénoncent : l’oligarchie. Néanmoins, alors que fascistes et communistes jugent la démocratie libérale comme étant un système essentiellement oligarchique, Aron estime plutôt que l’oligarchie est un signe de corruption mais qu’elle n’est pas inhérente à la démocratie libérale. Il défend cette vision en donnant l’exemple de toutes les mesures syndicales et sociales que les parlements adoptent en faveur du peuple et à l’encontre des élites. Il convient que les élites sociales et économiques auront toujours un pouvoir supérieur au reste du peuple en proportion de leur nombre mais leur volonté n’est pas unie et elle n’est pas déterminante sur l’ensemble du processus démocratique. Si la volonté des élites s’unit et devient déterminante (ce qui est possible, Aron donne l’exemple des États-Unis), c’est que la démocratie est corrompue par l’oligarchie.

La deuxième forme de corruption démocratique est celle que je désire discuter plus précisément dans ce billet. C’est la corruption qui se produit lorsqu’on prend l’idée que la démocratie est le gouvernement « par » le peuple trop à la lettre : la démagogie. Lorsque que la démocratie est saine, le peuple élit des représentants en qui il a confiance et il les laisse prendre les décisions; la corruption démagogique se produit lorsque les électeurs n’ont plus confiance dans leurs élus et veulent prendre les décisions par eux-mêmes. On voit clairement comment la première forme de corruption mène à la deuxième : si le régime est corrompu par l’oligarchie, le peuple perd confiance en ses élus et devient beaucoup plus sensible à la démagogie. Certains croient que, si les citoyens se prononçaient directement sur la plupart des décisions gouvernementales, le régime serait plus démocratique qu’un régime représentatif. Cela est vrai dans la mesure où le peuple se prononce sur quelques enjeux simples et généraux mais, lorsqu’une multitude d’enjeux spécifiques sont débattus sur la scène publique, la démagogie ne peut que l’emporter sur les arguments plus intellectuels. Ce n’est pas dire que le peuple est stupide et incapable de décider ce qui est bon pour lui, c’est dire que la majorité des citoyens n’a pas l’éducation ni l’intérêt pour sous-peser minutieusement des considérations complexes et nombreuses. Si l’objet des débats électoraux cesse d’être simplement la question de la confiance pour devenir un bric-à-brac de propositions particulières qui n’intéressent réellement qu’une petite fraction de la population, c’est que la démocratie est corrompue par la démagogie.

L’effet de la corruption démagogique peut prendre plusieurs formes différentes. Elle peut être la généralisation de la langue de bois à outrance : les débats politiques se font alors dans un jargon technocratique et insipide rendant impossible toute distinction significative entre les candidats. À l’autre extrême, elle peut être une simplification grossière qui vise à ce que même les citoyens les moins politisés puissent comprendre la proposition tellement elle est simple. Ainsi, la démagogie vise toujours à confondre les citoyens : soit par un excès de complexité soit par un excès de simplicité. La responsabilité de la corruption démagogique ne repose pas sur les politiciens qui déforment les enjeux politiques : cette déformation n’est que l'adaptation à une culture politique malsaine. Une culture politique est malsaine lorsque, comme mentionné plus haut, elle cesse d’être centrée sur l’unique question de la confiance pour se disperser dans l’ensemble des enjeux particuliers. Les citoyens ne veulent plus élire des représentants qui décideront pour eux : ils veulent décider par eux-mêmes. Ce faisant, ils forcent les politiciens à discuter de mille questions plus ou moins importantes. Les politiciens qui tentent d’aborder toutes ces questions sans confondre leurs électeurs par la démagogie perdent les élections car leurs propositions sont trop complexes pour que plusieurs citoyens ne puissent les comprendre mais trop simples pour que ces mêmes citoyens s’estiment incompétents à les juger mauvaises (comme le fait la langue de bois). Ainsi, pour se faire élire, les politiciens sont forcés d’exagérer la simplicité ou la complexité des enjeux : ils sont forcés de devenir des démagogues.

Les politiciens qui réussissent à se faire élire sans démagogie ne sont pas tant ceux dont les propositions particulières sont comprises et acceptées par les électeurs que ceux qui disent « faites-moi confiance, je prendrai les bonnes décisions ». Lorsque les électeurs sont prêts à voter pour un tel politicien, la démocratie est saine. Une saine démocratie est donc celle où on ne discute pas tant des enjeux particuliers que des motifs qui incitent à avoir confiance ou non en un politicien. Les citoyens, s’ils sont souvent défaillants lorsqu’il s’agit d’évaluer des propositions particulières, sont remarquablement lucides et sages lorsqu’il s’agit de déterminer quel candidat est le plus digne de confiance pour mener les affaires publiques. Je concède que ce jugement est purement subjectif mais il me semble que, lorsqu’il s’agit de juger l’honnêteté et l’intégrité d’un politicien, les électeurs se trompent rarement. Qu’ils se spécialisent donc dans ce pour quoi ils excellent : Les questions de confiance. Beaucoup plus que n’importe quelle réforme électorale, je crois qu’un tel changement de culture politique aurait un effet très bénéfique pour la démocratie. Les politiciens ont certes leur part à faire en cessant d’être démagogiques mais les citoyens sont les seuls à pouvoir effectuer complètement ce changement de culture en cessant d’être crédules à la démagogie : ce qui n’est possible qu’en cessant de vouloir décider chaque enjeu particulier.

vendredi 26 septembre 2008

Les palais désertés


Il existe aujourd’hui, sur Terre, une richesse sans précédent. La richesse totale crée et accumulée par l’humanité est sans commune mesure avec toute autre époque de l’Histoire. Mon propos ici n’est pas directement lié à l’inégalité de la distribution de cette richesse mais porte plutôt sur un effet pervers de celle-ci. La grande majorité des heures qui passent voient des milliers de maisons luxueuses vidées de leurs occupants. Propriétés de petits bourgeois, professionnels ou entrepreneurs, ces palais modernes ne sont que rarement habités car leurs possesseurs passent la plus grande partie de leur vie au travail. Imaginez tout ce luxe, les meubles antiques, les piscines creusées, les engins électroniques haute gamme, les fenêtres donnant sur des vues magnifiques, etc. Imaginez toutes ces choses accumulées, inutilisées donc inutiles, oubliées... D’immenses ressources naturelles et humaines furent investies pour créer ces choses qui ne servent qu’à orner des palais désertés. Le capitalisme a beau expliquer qu’on ne doit pas juger les fins des individus, qu’ils sont libres d’accumuler des choses qu’ils n’utiliseront pas s’ils le désirent, mais reste un sentiment d’absurde. La liberté économique du régime capitaliste a pour vocation de permettre une meilleure vie aux individus : Avons-nous le droit que questionner ce qui constitue une meilleure vie? En tout cas, nous pouvons nous questionner sur le sens de cette accumulation.

L’exemple des palais désertés m’intéresse car il n’implique aucun enjeu proprement politique. Je ne parle pas des chefs d’empires financiers qui peuvent créer les modes culturelles ou corrompre les politiciens s’ils le désirent, je parle simplement de toutes ces possessions que les petits riches accumulent mais, puisqu’ils travaillent énormément pour les acquérir, ne peuvent pas en profiter. Ce sont ces petits bourgeois qui incarnent, je le crois, l’espoir autant que la corruption du capitalisme. Ils incarnent l’espoir car ils sont souvent nés dans les classes inférieures : ils sont la preuve que tout est possible dans le capitalisme. Ils incarnent la corruption car ils sont si nombreux à sombrer dans la surconsommation de luxe, pour leur plus grand malheur. Ils deviennent prisonniers de cette prison qu’ils n’habitent pas; ils ont toujours un nouveau désir matériel dont ils ne jouiront jamais. Ils ne sont pas ces prolétaires qui doivent vouer leur vie au travail pour boucler les fins de mois, ils ne sont pas ces aristocrates qui naissent dans une opulence décadente : ils sont un hybride combinant le pire des deux mondes. Ils vouent leur vie au travail pour accumuler une opulence absurde. Leur opulence est absurde car elle n’est que théâtrale : elle n’a aucune autre fonction que d’établir leur rang social par le succès économique.

Bien sûr, ils sont libres de ne pas faire ce choix de vie, mais pourquoi le font-ils? La richesse qu'ils accumulent est absurde mais leur choix ne l’est aucunement. Quel moyen plus concret, plus évident de démontrer notre valeur que par notre richesse? Je ne suis certainement pas de ceux qui croient qu’on peut effectivement mesurer la valeur d’une personne par sa richesse mais reste que, de tous les critères par lesquels on peut mesurer la valeur des individus, la richesse est le plus facile. La facilité étant la voie de la majorité et la majorité étant la mère de la culture, notre culture dit clairement, sans le dire, que la valeur d’une personne se mesure par sa richesse. Conséquemment, tout individu ayant le talent et la détermination requis aura pour objectif d’accumuler la plus grande richesse possible. Ce n’est pas un système économique qui incite les gens à choisir ce mode de vie, ce n’est pas la faute du capitalisme si les gens veulent être riches, il s’agit d’une tendance naturelle qui se retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures occidentales. La différence entre le capitalisme et le socialisme est que le capitalisme s’adapte à cette tendance alors que le socialisme adapte cette tendance à lui.

Là où le capitalisme est très réticent à imposer le revenu des citoyens pour le redistribuer, le socialisme conçoit une telle imposition comme un élément essentiel de la justice sociale. L’argument capitaliste contre une redistribution importante est qu’elle fausse la valeur du travail. Je veux bien, mais ça me semble un moindre mal en comparaison de l’absurdité des palais désertés. Que les prolétaires aient besoin de travailleur moins et que les petits bourgeois soient incités à travailler moins, ça me semble une situation où tout le monde est gagnant. La richesse totale sera moindre mais la richesse dont les gens jouissent effectivement sera plus grande. Les capitalistes me répondront que cela enfreint la liberté des individus, qu’on devrait être libre de vouer notre vie au travail et d’accumuler des richesses inutiles si on le désire… C’est là que mon souci de liberté fait place à un jugement moral. Je crois que certaines libertés ne sont pas bonnes à accorder, la liberté de vouer sa vie à fonder un palais déserté figure parmi elles. On m’accusera d’être paternaliste mais je crois que de nombreux petits bourgeois ont effectivement besoin qu’on augmente leurs impôts pour qu’ils décrochent de leur travail et retournent dans leur palais pour commencer à y goûter la vie…

Violence et contre-violence


L’une des définitions de l’État est “institution détenant le monopole de la violence légitime sur une territoire délimité”. Sans être exhaustive, cette définition est complète. L’État a de multiples fonctions mais toutes découlent de sa capacité à emprisonner ceux qui ne respectent pas ses lois. Sans ce droit ultime et exclusif, l’État n’est rien; il n’est qu’une force parmi d’autres qui tente de faire valoir ses lois. Tout ce qui est possible grâce à l’État l’est grâce à l’interdiction qui frappe autant les groupes que les individus d’user de violence pour promouvoir leur volonté. L’État est par le fait même un grand danger, mais ce n’est pas l’objet de ce billet. Tout danger qu’il soit, l’État est salutaire alors qu’il fait respecter la primauté du droit. Qu’est donc cette primauté du droit pour mériter le danger d’attribuer le monopole de la violence à une institution unique? Elle est le principe selon lequel on résout les conflits par des règles préétablies et suivant des procédures aussi impartiales que possibles. Par “primauté du droit”, on doit entendre “le droit prime sur la force”. La violence fait place à la sécurité: on remplace le barbarisme par la civilisation. Je n’exagère nullement en affirmant que la primauté du droit est le fondement premier de la civilisation. Ce qui fait de nous des gens civilisés n’a rien à voir avec notre technologie, notre industrie ou notre richesse. Nous sommes civilisés parce que nous contrôlons notre agressivité. Chez nous, les plus faibles ne sont pas les victimes automatiques des plus brutaux. Quel moyen plus fondamental pour préserver la dignité humaine que de protéger l’intégrité physique de chaque individu? L’État, en usant de violence contre celle des agresseurs de toute espèce pour garantir la primauté du droit, permet aux citoyens de vivre en sécurité: sans crainte particulière de voir une violence fatale les écraser. La vocation première l’État est donc de dissuader la violence sous toutes ses formes, par la prévention autant que par la punition.

La philosophie à la mode au Québec est celle de la prévention exclusive : On prévient les crimes mais on ne les punit pas (ou le moins possible). La croyance sous-jacente à cette philosophie est que la punition augmente la criminalité plutôt que de la diminuer. Ses tenants croient aussi que la punition est contraire à la dignité humaine; qu’en usant de violence à leur encontre, l’État se réduit au même niveau que les criminels violents. Il s’agit de deux arguments distincts qui méritent d’être abordés séparément.

Définissions d’abord la corrélation entre la criminalité et la punition. Les tenants de la réhabilitation et de la prévention exclusive fondent leur croyance principalement sur les recherches qui démontrent que la criminalité est moindre là où la punition est moins utilisée. C’est un argument statistique qui ne me convainc aucunement. Je ne crois tout simplement pas au caractère scientifique de ces recherches. Les sciences humaines ont la prétention qu’elles peuvent, comme les sciences pures, isoler complètement le facteur qu’elles veulent étudier. L’esprit humain étant infiniment complexe, il est impossible d’isoler un facteur particulier; toutes sortes de liens de causalité s’entremêlent pour constituer cet univers biochimique qu’est le cerveau humain (et c’est sans parler de libre-arbitre et de responsabilité morale). Ces recherches proposent certes des points de vue qui peuvent être intéressants aux débats politiques mais, d’un point de vue authentiquement scientifique, elles ne démontrent rien.

L’argument scientifique étant écarté, considérons l’argument proprement intellectuel. Ces recherches nous disent que la criminalité augmente lorsque les punitions augmentent. Pourtant, sous les régimes totalitaires où le moindre crime était punit par la peine de mort, les citoyens étaient terrorisés et s’abstenait de poser le moindre geste qui pourrait ressembler à un crime. Cet exemple est beaucoup plus conforme au bon sens : Si les punitions sont suffisamment sévères, on les craint. Si les criminels ne commettent pas moins de crimes malgré des peines plus sévères, c’est que l’écart de sévérité n’est pas suffisant. Entre « très légèrement punit » et « légèrement punit », les individus tentés de commettre un crime violent ne sont pas très affectés. Prétendre qu’il soit totalement impossible à l’État de dissuader au moins certains criminels par la peur est manifestement fallacieux. Sans devenir oppressif pour les honnêtes citoyens, l’État est certainement capable d’imposer des punitions assez sévères pour diminuer la criminalité.

L’exemple toujours cité est celui des États-Unis. Aux États-Unis, les peines sont beaucoup plus sévères et, pourtant, la criminalité est beaucoup plus grave. Ici encore, la force intellectuelle est très faible. Tout d’abord, les Américains ne font pratiquement aucune prévention : ils n’utilisent donc que la moitié des moyens disponibles pour contrer la violence. De plus, y a-t-il quelque preuve que ce soit que, si les peines étaient moindres, la criminalité ne serait pas encore plus grave? Il y a une culture de la violence aux États-Unis; peut-être que la sévérité pénale est efficace pour modérer la gravité de la violence qu’ils subissent? Dans tous les cas, l’exemple américain ne constitue une démonstration de rien.

Bien franchement, malgré les réfutations que je viens de présenter, je serais favorable à des punitions sévères même si elles n’étaient pas efficientes. Un acte violent est commit contre une victime innocente, la punition de l’agresseur doit être minimisée? Mais qu’est-ce que cette justice? Sommes-nous devenus une société technocratisée au point que nous n’ayons d’égards que pour les résultats statistiquement quantifiables? Qu’en est-il de la dignité des victimes? Qu’en est-il de la responsabilité des agresseurs? Sommes-nous des êtres moraux qu’il faut juger ou des machines sociales qu’il faut gérer? Lisez les arguments à ce sujet et vous remarquerez que le terme « moralité » n’y figure pratiquement jamais alors que le terme « statistique » est omniprésent. C’est ce à quoi je m’oppose fermement.

L’autre argument contre la punition est celui de la dignité; argument beaucoup plus profond, à mon avis. Selon cet argument, les agresseurs s’attaquent à la dignité de leurs victimes en usant de violence contre elles mais l’État, s’il use de violence contre les agresseurs, porte tout autant atteinte à la dignité humaine : « Ne nous rabaissons pas à leur niveau : soyons plus humains et plus sensibles qu’eux ». À cela, je réponds que l’agressivité est inhérente à la nature humaine; le risque de violence ne sera jamais complètement enrayé. L’agressivité violente justifie-t-elle une violence étatique pour la contrer ou est-ce que, au contraire, la violence est-elle toujours mauvaise peu importe qu’elle soit un outil d’agression injuste ou une juste mesure de dissuasion? Ce problème étant éminemment subjectif, je ne prétends pas que mon opinion soit une réfutation de l’opinion contraire mais seulement une affirmation qui se veut plus forte que l’affirmation contraire. À toutes fins pratiques, mon affirmation est celle du réalisme. Face à un acte réel, il faut poser un autre acte réel. Le monde naturel est brutal, c’est par la brutalité qu’on peut construire un monde où la brutalité ne règne plus. On ne dompte pas un tigre avec des câlins : on peut le câliner après l’avoir dompté avec le fouet. La violence de l’État peut être moralement mauvaise mais elle n’en est pas moins nécessaire pour contrer la violence générale. Il s’agit de l’un de ces dilemmes où on doit choisir entre prendre des moyens indésirables ou abandonner sa fin. Lorsque la fin est la sécurité, la justice et la civilisation, mon sentiment est que la violence de l’État est un moyen naturellement légitime.

Mon argumentaire pour la punition étant terminé, il m’importe de préciser ma pensée plus générale face au crime. Je réitère d’abord que, à mes yeux, prévention et punition ne sont aucunement contradictoires. Au contraire, je crois qu’elles sont complémentaires. La punition crée la peur alors que la prévention offre l’espoir. Seul l’effet combiné de la peur et de l’espoir suffit à renverser les décisions de criminels violents en puissance; l’une sans l’autre n’est qu’une faible influence. Aussi, il est primordial de limiter les actes légalement « criminels » aux actes qui sont effectivement condamnés par l’ensemble de la population. Lorsque des crimes sont considérés « banals », ils sont un peu comme des péchés véniels : tout le monde les commet et personne n’est punit. Cela a pour conséquence que les lois deviennent une affaire moins sérieuse et la légitimé de l’État devient un jeu plus qu’un enjeu. Si un acte n’est pas généralement condamné, il doit cesser d’être un crime. L’État doit avoir un très grand pouvoir pour punir les crimes mais un très petit pouvoir pour déterminer ce qui est un crime. La justice, la vraie justice, est celle où l’État ne tyrannise pas les individus et où les individus ne se tyrannisent pas entre eux. À force d'excès de zèle pour se prémunir contre la tyrannie étatique, on finit par banaliser la tyrannie individuelle...