vendredi 28 novembre 2008

Crime et châtiment


L’un des principaux romans du célèbre écrivain russe Fédor Dostoïevski est intitulé Crime et châtiment. Ce roman aborde le dilemme moral de l’utilitarisme, à savoir qu’un moindre mal est un moyen justifié pour accomplir un plus grand bien. Sa conclusion est claire et simple : l’utilitarisme est immoral. Bien que j’aie hautement apprécié la qualité littéraire de cette œuvre, l’utilitariste que je suis ne put que s’opposer à la démarche qui mena Dostoïevski à condamner l’utilitarisme. Néanmoins, certaines réflexions récentes m’ont fait repenser à ce dilemme en y apportant certaines nuances qui favorisent la thèse anti-utilitariste. Pour pouvoir partager ces réflexions, je commence par présenter le dilemme tel que représenté dans Crime et châtiment. Toute personne qui aurait l’intention de le lire plus tard devrait s’abstenir de lire ce texte car je vais gâcher les « punchs ».

Ce roman est l’histoire d’un jeune russe nommé Raskolnikov, ancien étudiant en droit à Saint-Pétersbourg qui a dû abandonner ses études pour cause de pauvreté extrême. La première partie du livre nous présente le regard de Raskolnikov sur les malheurs de la société russe, surtout la pauvreté et l’alcoolisme. Ce regard nous amène à comprendre la grande frustration, le profond sens de l’injustice qui afflige le jeune homme. Alors qu’il se visualise de plus en plus clairement comme une victime, Raskolnikov en vient à identifier une représentante des agresseurs qui causent ces maux : une vieille usurière. Cette femme froide et cupide, qui n’aime personne et que personne n’aime, prête de l’argent aux plus démunis pour ensuite leur extorquer des intérêts... usuriers! Raskolnikov rêve de s’approprier la richesse de la vieille, ce qui lui permettrait de terminer ses études et de venir en aide aux victimes de la société. On voit ici que Dostoïevski propose le dilemme utilitariste dans sa forme la plus fragile : Il n’est aucunement clair que le meurtre de la vieille est un « moindre mal » en comparaison du « plus grand bien » que pourrait ensuite accomplir Raskolnikov (d’autant plus qu’il a un intérêt égoïste entremêlé au dilemme). La fragilité de la forme dans laquelle le dilemme est présenté est légitime : Si on accepte la thèse utilitariste, il faut savoir la défendre jusqu’à sa limite ultime.

Raskolnikov décide que le meurtre de la vieille est effectivement un moindre mal justifié par le plus grand bien qu’il fera ensuite. Il se rend donc chez la vieille usurière pour l’assassiner à coups de hache. Son crime étant accompli, il trouve son argent dont il s’empare. Soudainement, la sœur cadette de l’usurière, une femme innocente et soumise, arrive à l’appartement et aperçoit le cadavre ensanglanté. Pris de panique, Raskolnikov réagit impulsivement et assassine aussi la petite sœur à coups de hache. Après avoir réussi à fuir les lieux sans être identifié, il vit des tourments et une paranoïa qui lui sont intolérables. Il décide finalement de se rendre à la police pour purger une longue peine de prison.

Lorsque j’ai lu ce livre il y a quelques années, deux critiques me sont venues à l’esprit pour dénoncer les failles de cette condamnation de la moralité utilitariste. La première étant que, si on juge que le meurtre de la vieille usurière était effectivement un moindre mal, il n’y a pas lieu de mêler le meurtre de la sœur à ce jugement. Si Raskolnikov a paniqué en l’apercevant et qu’il l’a tuée, il s’agit là d’un acte distinct que l’utilitarisme ne justifie pas. Un vrai utilitariste, à la place de Raskolnikov, aurait simplement abandonné son entreprise lorsqu’il fut aperçu par la sœur et se serait rendu à la police sans la tuer.

La seconde critique relève d’un utilitarisme plus dur : Le risque de devoir faire un « moindre mal » pas si moindre que ça fait partie des décisions morales utilitaristes. Donc, si Raskolnikov avait assumé sa décision dans toute sa profondeur, ses tourments n’auraient pas été insupportables au point de le contraindre à se rendre. Toute la morale du roman ne serait alors plus que l’utilitarisme est mauvais, ce qui est manifestement l’intention de Dostoïevski, mais seulement que les décisions utilitaristes sont dangereuses et qu’il faut être doublement prudent et préparé, mentalement et matériellement, avant de les mettre en œuvre. Ainsi, ce ne serait que parce que Raskolnikov n’était pas assez préparé qu’il dû assassiner la sœur et qu’il ne fut pas capable de rester serein malgré sa culpabilité.

L’utilitarisme n’est pas une philosophie simple et uniforme : elle est complexe et multiple. Elle n’a d’unique que son principe de maximisation du bien-être, ce qui autorise le principe du moindre mal pour un plus grand bien. Par contre, à savoir si un mal ou un bien est « moindre » ou « plus grand », il s’agit de jugements subjectifs propres à chaque utilitariste. Un utilitariste jugera que la justice sociale est plus importante que le droit à la vie (c’est le cas de Raskolnikov), un autre jugera l’inverse. Dostoïevski ne s’attarde pas tellement sur l’évaluation utilitariste, il se concentre plutôt sur l’utilitarisme lui-même : sur ce qui rend possible la justification d’un moindre mal. Ma compréhension de cette œuvre de Dostoïevski est que, selon lui, le fait de commettre un acte mauvais prémédité – peu importe sa justification – est mauvais pour l’être humain qui risque ensuite de dégénérer.

Mes critiques de cette démonstration relèvent de ma non-croyance dans le lien entre l’acte mauvais et la dégénérescence de Raskolnikov. Qu’il ait décidé de tuer la vieille pour faire le bien avec son argent, c’est une décision utilitariste qui se vaut. Qu’il ait tué la sœur cadette et qu’il se soit rendu à la police à cause de ses tourments, c’est propre à sa personnalité – à sa façon de réagir aux difficultés – et ça ne dévalue aucunement l’utilitarisme. Quel lien peut-il y avoir entre une décision qui relève du sens de la justice et une réaction impulsive et irréfléchie?

Voici la réponse que je commence à formuler à cette question : lorsqu’on pose un acte, celui-ci affecte la vision que nous avons de nous-mêmes. Conséquemment, peu importe les justifications de nos actes, nous nous concevrons forcément comme un être plus mauvais en causant du mal. Cette considération constitue un contre-argument à mes deux critiques. Ce ne serait ainsi pas propre à la personnalité de Raskolnikov s’il a tué la sœur cadette, ce serait une réaction naturelle puisqu’il venait tout juste d’assassiner la vieille; la vision de lui-même assassinant la sœur ne lui était donc plus inconcevable. De même, un fois l’acte accompli, ce ne serait pas une simple faiblesse morale de Raskolnikov qui le rendait incapable d’assumer toute la profondeur de sa décision; ce serait plutôt cette même tendance naturelle qui faisait de lui, au moins à ses propres yeux, un homme mauvais. La culpabilité n’est alors plus tellement relative à l’acte passé qu’à la réalité présente : ce n’est pas tant le souvenir de l’acte mauvais qui le tourmente, c’est la réalité du mal qu’il incarne désormais qui lui est intolérable.

La condamnation de Dostoïevski à l’encontre de l’utilitarisme est beaucoup plus profonde que celle que j’avais comprise à ma lecture de son livre il y a quelques années. En fait, cette condamnation a des fondements qui, sans être irrationnels, sont extérieurs à la rationalité. Je l’ai rejetée à ma première lecture car j’étais alors très borné par les critères rationnels, ce qui est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Le mérite (ou la prétention) de l’utilitarisme est de considérer le bien et le mal en termes mesurables, d’où les notions de « moindre mal » et de « plus grand bien ». La thèse de Dostoïevski, anti-utilitariste, relève d’un conception à la fois plus absolue et plus nuancée de la moralité : on ne peut pas calculer le bien et le mal, on ne peut pas négocier avec le Diable. J’ai récemment apprit que Dostoïevski est classifié parmi les auteurs existentialistes, qui sont la famille philosophique dans laquelle je me reconnais sans contredit (principalement Kierkegaard et Nietzsche). Cette nouvelle me fait prendre sa condamnation de l’utilitarisme d’autant plus au sérieux; celui-ci pourrait ne pas survivre à ma remise à question.

mercredi 19 novembre 2008

Collectivisme


Les tenants de l’individualisme sont présentement à l’offensive intellectuelle; les tenants d’une vision communautaire doivent s’excuser de ne pas prioriser l’épanouissement individuel par-dessus tout. Il est donc très rare de lire un argumentaire avoué en faveur du collectivisme. Bien qu’il nuance ses affirmations, le célèbre philosophe montréalais Charles Taylor s’affiche fermement en tant que collectiviste dans cet extrait de son livre Hegel et la société moderne :

L’État ou la communauté vit d’une vie plus vaste; ses parties sont liées entre elles comme le sont les parties de l’organisme. Ainsi, l’individu ne sert pas des fins distinctes de lui-même; il est plutôt au service d’un objectif plus vaste qui est le fondement de son identité, car il ne peut être l’individu qu’il est que s’il participe à cette vie plus vaste. Ainsi se trouve surmontée l’opposition de l’objectif-pour-soi et de l’objectif-pour-autrui.

À cette notion de communauté comme vivante, Hegel ajoute celle de communauté comme « conscience de soi ». Et c’est cela qui, de concert avec l’emploi des mots Geist et Volkgeist, a donné naissance à l’idée que l’État hégélien (ou la communauté) est un super-individu. Mais dans un passage de RH qui propose pour la première fois le terme de « conscience de soi », Hegel indique clairement qu’il ne lui donne pas, quant à Volkgeist, le même sens que lorsqu’il s’applique à l’individu. Il s’agit plutôt, en ce cas, d’un « concept philosophique ». Comme tout Geist plus grand que l’individu, il n’a d’existence que par l’intermédiaire de ces véhicules que sont les sujets individuels concrets. Il est donc sujet d’une manière différente.

Mais pourquoi Hegel veut-il parler d’un esprit qui dépasse l’individu? Que signifie cette affirmation selon laquelle l’individu participe de façon inhérente à une vie plus grande et qu’il ne peut être qu’en agissant ainsi?

Ces idées ne nous paraissent étranges que parce que subissons l’emprise puissante de préjugés atomisants dont l’importance a été grande dans la pensée politique et dans la culture modernes. Si nous sommes capables de penser que l’individu est ce qu’il est en faisant abstraction de sa communauté, c’est que nous le pensons comme organisme. Penser à un être humain, pourtant, c’est évoquer davantage qu’un simple organisme vivant; c’est voir un être capable de penser, d’agir, de décider, d’être ému, de réagir et d’entrer en rapport avec les autres; tout cela sous-tend un langage, un monde d’appréhension du monde, d’interprétation des sentiments, de compréhension de la relation aux autres, au passé, à l’avenir, à l’absolu, etc. L’identité d’un individu est faite de sa manière particulière de se situer dans son univers culturel.

Or, un langage, ainsi que l’ensemble des distinctions qui sous-tendent notre expérience et notre mode d’interprétation du monde ne peuvent naître et grandir que par la communauté. En ce sens, ce que nous sommes, en tant qu’être humains, nous le sommes seulement dans une communauté culturelle. Peut-être pouvons-nous, ayant grandi dans une culture donnée, l’abandonner et pourtant en conserver l’essentiel. Mais un tel phénomène est exceptionnel et marginal. Les émigrés ne peuvent pas vivre pleinement leur culture et sont toujours forcés d’adopter certains des traits de leur société d’accueil. La langue et la culture vivent d’une vie qui dépasse celle de l’individu. Cette vie se passe dans la communauté. L’individu possède une culture, et donc une identité, en participant à cette vie plus vaste.

Lorsque je dis d’une langue et des distinctions afférentes qu’elles ne peuvent vivre et croître que par une communauté, je ne pense pas au langage comme moyen de communication, sorte de médium public qui nous permettrait de nous transmettre les uns aux autres une expérience qui serait entièrement d’ordre privé. Ce qui arrive plutôt c’est que notre expérience est en partie déterminée par notre manière même de l’interpréter; et cette manière est largement dépendante des expressions que notre culture nous a fournies. Mais il y a plus : certaines de nos expériences les plus importantes seraient irréalisables hors de notre société car elles se rapportent à des objets sociaux. Tels sont, par exemple, la participation à un rituel, l’engagement dans la vie politique, la célébration d’une victoire sportive remportée par l’équipe locale, le deuil d’un personnage national. Toutes ces expériences et ces émotions ont un objet essentiellement social et ne pourraient exister hors d’une société donnée.

La culture d’une société forme donc notre expérience privée et constitue notre expérience publique, laquelle se retrouve à son tour en interaction avec notre expérience privée. Il n’est donc pas exagéré de dire que nous sommes ce que nous sommes en vertu de notre participation à la vie plus vaste de la société ou, du moins, en vertu de notre immersion en elle, si, comme il arrive souvent, notre relation avec la société est de nature inconsciente ou passive.

[…]

La vie la plus heureuse et la moins aliénée, comme la vivaient les Grecs de l’antiquité, est celle où les normes et les finalités exprimées par la vie publique sont aussi les plus importantes dans la définition identitaire des membres de la société. Car en de tels cas la matrice institutionnelle qui les englobe n’est pas ressentie comme un élément étranger, mais plutôt comme l’essence, la « substance » du soi. « C’est pourquoi chacun n’a dans l’esprit universel que la certitude du soi-même, la certitude de ne rien trouver d’autre que soi-même dans l’effectivité qui est ». Et parce que la substance est soutenue par l’activité des citoyens, ils la perçoivent comme leur œuvre. « Cette substance est pareillement l’œuvre universelle qui s’engendre par l’activité de tous et de chacun comme leur unité et identité, car elle est l’être pour soi, le Soi-même, l’activité ». Vivre dans un tel État, c’est être libre. L’opposition entre nécessité sociale et liberté individuelle disparaît. « Le rationnel en tant que substantiel est nécessaire et nous sommes libres lorsque nous le reconnaissons comme loi et que nous lui obéissons comme à la substance de notre être : la volonté objective et la volonté subjective se trouvent alors réconciliées et forme la même totalité imperturbable ».


Les affirmations de la dernière partie sont étonnamment puissantes : la matrice institutionnelle (la société) doit être ressentie comme l’essence du soi et l’opposition entre nécessité sociale et liberté individuelle doit disparaître. Ces passages nous rappellent que l’idéal collectiviste n’est pas que l’ensemble de la communauté se soumette à l’autorité publique mais plutôt qu’elle soit spontanément en accord avec l’autorité publique car elle s’y reconnaît. Il n’y a alors plus de nécessité puisque ce qui serait une nécessité sociale est l’objet de la liberté spontanée des individus.

C’est un idéal qui m’apparaît comme dangereux. Bien que Taylor et Hegel reconnaissent que les individus peuvent être aliénés par leur société lorsqu’ils n’en partagent pas les buts et les normes, la concordance entre la volonté individuelle et la volonté collective reste leur idéal ultime. Cette concordance implique au moins un certain degré de non-différenciation entre les membres de la société, ce qui n’est aucunement séduisant à mon esprit (comment promeut-on une unité qui réprime les différences?). D’ailleurs, quand une définition de la liberté comporte le terme « obéissons » (comme c’est le cas dans la dernière citation de l’extrait), fusse à la rationalité, on est en droit de suspecter que cette conception de la liberté soit relative.

Néanmoins, il faut reconnaître une profondeur certaine au regard de Taylor. Ma critique des auteurs libéraux est justement cette atomisation totale qui, comme le dit Taylor, s’apparente plus à un préjugé culturel qu’à une analyse lucide. Notre identité est sans aucun doute forgée en partie par la communauté au sein de laquelle on se développe. Seulement, le fait qu’elle le soit « en partie » m’apparaît comme crucial alors que Taylor semble l’écarter sans grande considération. Nous sommes certainement des individus différents que nous serions dans une société différente mais, dans la mesure où l’on ne croit pas dans un déterminisme absolu (ce qui n’est pas le cas de Taylor, qui admire l’« autonomie radicale » qu’offre l’éthique kantienne), il faut aussi tenir compte qu’une part de notre identité serait la même peu importe le contexte culturel. Ce fondement inaltérable de notre identité, qu’on le conçoive comme génétique ou comme spirituel, mérite définitivement d’être préservé autant pour la beauté que pour le progrès que permet la diversité des individus.

Je partage donc la prémisse philosophique et la critique de Taylor à l’encontre du libéralisme. Seulement, je ne pousse pas son principe aussi loin que lui. En tenant compte de l’ensemble du parcours de vie de Charles Taylor, je crois qu’il adhère à son idéal par goût intense pour la paix. Son idéal réalisé offre une paix d’esprit encore plus profonde que toutes les paix sociales : Plus d’opposition entre « moi » et « nous », plus d’obligation sociale et plus de frustration individuelle. En acceptant l’implication automatique d’un individu dans la vie de sa communauté (ce que le libéralisme évite), Taylor n’a d’autres options pour garantir la paix que d’espérer la fin de ce qui cause des conflits à l’intérieur d’une communauté culturelle : la différence. Il ne souhaite pas que nous devenions tous des clones qui ne soient pas différenciables mais son idéal communautaire exclue les désaccords les plus fondamentaux au sujet de l’origine de l’autorité et du sens de la vie. Je crois que le communautarisme de Taylor peut être concilié à l’authentique diversité individuelle que prône le libéralisme en acceptant l’idée du conflit. Les libéraux nient l’interdépendance existentielle entre l’individu et la société, les communautaristes acceptent cette interdépendance mais n’en acceptent pas la conséquence naturelle : des conflits sociaux récurrents, voire permanents. Si on imagine l’idéal de la vie à travers l’activité des conflits plutôt qu’à travers la passivité de la paix, cette conciliation est non seulement possible mais aussi facile et réjouissante. Si on veut la paix comme Taylor, on est forcé de choisir entre le conformisme traditionnel du communautarisme ou le désengagement social du libéralisme. Dans les deux cas, il faut s’attendre à être déçu… comme pour tout espoir de voir les conflits disparaître de l’humanité.

lundi 3 novembre 2008

Totalitarisme juridique


C’est une conception normale parmi les juristes occidentaux de supposer que l’état de droit, ou la primauté du droit, est ce qui protège la démocratie contre le totalitarisme. On croit que la Constitution et la Cour suprême sont les institutions qui garantissent le caractère démocratique de notre régime en assurant que le gouvernement ne puisse pas agrandir son pouvoir arbitrairement. Il faut certes que la police et l’armée restent loyales à la démocratie pour la protéger contre des coups d’État mais, dans la mesure où le gouvernement n’est pas renversé par la force, un chef ou un parti totalitariste ne pourrait pas imposer sa dictature. Cette logique est complètement fausse. En fait, la seule et unique barrière au totalitarisme est la politique; tout comme la politique est l’unique moyen pour établir le totalitarisme.

Selon le juriste fasciste Carl Schmitt, le droit est autant le serviteur de la démocratie que du totalitarisme et il ne constitue aucunement une barrière entre les deux. Les juristes qui croient que le droit est une barrière contre le totalitarisme fondent leur croyance sur les règles écrites de la Constitution et sur la tradition judiciaire de la Cour suprême. Ces deux piliers du droit sont fermement démocratiques et militent explicitement pour la perpétuation du régime démocratique. Si un gouvernement tentait de voter des lois pour s’attribuer un pouvoir totalitaire, ces lois seraient cassées par la Cour suprême au nom de la Constitution. Pourtant, un gouvernement n’a pas besoin de nouvelles lois pour s’attribuer un pouvoir totalitaire : il en existe déjà une! Plus qu’une loi, c’est aussi une principe juridique nécessaire pour faire face à ce qu’aucune normativité ne peut prévoir : les circonstances exceptionnelles. Ce principe est celui des mesures d’exception, mieux connues sous les vocables « mesures d’urgence » ou « mesures de guerre ». La loi qui incarne aujourd’hui ce principe au Canada est la Loi sur les mesures d’urgence. Selon celle-ci, le gouvernement peut déclarer les mesures d’urgence s’il fait face à un danger exceptionnel. Ces « mesures » sont, en réalité, rien de moins que l’instauration d’un totalitarisme temporaire. Alors que les mesures d’urgence sont en vigueur, les droits et libertés garantis par la Constitution ne sont plus applicables et les tribunaux n’ont plus la légitimité pour limiter l’action gouvernementale. Ainsi, durant la crise d’octobre au Québec, Pierre Trudeau déclara les mesures d’urgence, ce qui lui permit d’emprisonner des centaines d’indépendantistes suspectés de terrorisme malgré l’absence de preuve et sans respecter les procédures judiciaires. Les mesures d’urgence durèrent deux mois pour la crise d’octobre; elles durèrent six ans pour la Deuxième Guerre mondiale.

L’objectif des mesures d’urgence est d’accorder temporairement un pouvoir totalitaire au gouvernement pour que celui-ci soit assez fort pour surmonter une épreuve exceptionnelle. Il est intéressant de noter que la Rome antique s’était aussi doté d’une telle institution : la dictature. Les dictateurs romains avant Jules César n’étaient pas des dictateurs comme on les conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire des chefs autoproclamés qui accaparent tout le pouvoir de façon permanente. Ces dictateurs antiques étaient plutôt nommés par le Sénat lorsqu’une menace semblait exceptionnellement dangereuse pour les chefs républicains. Ainsi dotés de tout le pouvoir et limités par aucune règle, les dictateurs avaient une période de temps limitée pour surmonter la difficulté. Ils abandonnaient le pouvoir lorsque leur tâche était accomplie. S’ils tentaient de s’accrocher au pouvoir, ils étaient chassés par le peuple et par l’armée, loyaux aux principes républicains : ils ne s’accrochaient donc pas (Jules César étant l’exception ultime puisque les Romains de son époque ne croyaient plus dans la République). Ainsi, le principe de la dictature romaine est exactement le même que celui des mesures d’urgence : Un pouvoir traditionnellement respectueux du droit se donne temporairement la permission d’agir sans limite pour faire face à un danger exceptionnel. La grande question est donc : Quelle garantie avons-nous que les mesures d’urgence ne seront pas utilisées pour instaurer une dictature permanente? La réponse est simple : Nous n’en avons aucune. En fait, c’est exactement ce qu’a fait Adolf Hitler suivant les conseils de Carl Schmitt : Il a déclaré les mesures d’urgence en 1933 pour faire face aux terroristes qui ont incendié le Reichstag (le parlement allemand) et ce n’est qu’en 1945 qu’elles furent suspendues. Contrairement à ce qu'une étude superficielle de l'histoire laisserait croire, la dictature nazie n'a pas renversé l'ordre juridique de la République de Weimar: Elle lui a succédé légalement.

Dans la mesure où un chef de gouvernement déclare les mesures d’urgence et que le peuple est derrière lui, quel juriste, quel juge peut s’y opposer effectivement? On ne peut dénoncer le caractère totalitaire du pouvoir ainsi créé puisque celui-ci est ouvertement assumé par le principe même des mesures d’exception. Ce n’est pas le pouvoir totalitaire qui peut être questionné, c’est sa légitimité. Tant que les mesures d’urgence sont utilisées face à des situations exceptionnelles qui les nécessitent sans aucun doute (comme la Deuxième Guerre mondiale), il n’y a pas de débat. C’est lorsqu’elles sont utilisées face à des situations dont le caractère exceptionnel est discutable, ou lorsque la nécessité du pouvoir totalitaire face à ces situations est discutable, qu’un débat s’impose… et qu’il ne peut avoir lieu car la liberté d’expression est alors abolie! Par exemple, il n’est pas du tout inconcevable que, dans un avenir relativement rapproché, un gouvernement déclare les mesures d’urgence pour imposer des politiques environnementales contestées. Cet exemple est d’autant plus intéressant que son caractère temporaire est indéfini. Est-ce que la Cour suprême pourrait s’opposer à un pouvoir politique ainsi justifié? Est-ce que le peuple prendrait les armes pour combattre une dictature écologiste? Les dictateurs en herbe auront toujours des motifs très nobles pour prendre le pouvoir : Protéger le pays ou l’environnement, aider les pauvres ou les sinistrés, etc. Il n’est pas évident que le peuple résistera toujours à leurs charmes.

L’Occident contemporain est profondément démocratique et n’accepterait pas de se soumettre à un dictateur. Mais en réalisant que la protection de la démocratie ne relève pas d’institutions augustes telles que la Constitution ou la Cour suprême mais seulement de cette tradition, de cette intuition démocratique dans le cœur des Occidentaux, on prend conscience de sa fragilité. Si jamais les Occidentaux en viennent à estimer que la protection de l’environnement ou la lutte contre la pauvreté ou n’importe quelle autre cause qui n’est pas réellement exceptionnelle soit plus importante que la démocratie, la démocratie sera morte avant même la déclaration des mesures d’urgence. C’est en ce sens que la barrière contre le totalitarisme est purement politique et aucunement juridique. Le droit est l’ensemble des règles normatives de la société; il est la somme des normes; il est la loi du « normal »! Le droit est naturellement désadapté face aux situations anormales (ce que les juges tentent de corriger au cas par cas) et il est complètement démuni face aux situations exceptionnelles. La Loi sur les mesures d’urgence représente l’aveu officiel du droit à cet égard. Carl Schmitt avait raison au moins sur ce point : Le droit est ultimement le serviteur de la politique, toute impression contraire est une illusion produite par une longue période de normalité politique.