jeudi 28 mai 2009

Antiquité


Depuis l’Antiquité, l’humanité a perdu quelque chose. Cette perte est floue, difficile à discerner à travers la masse des changements techniques et sociaux que nous qualifions de « progrès ». Nos avancées scientifiques nous ont fait découvrir une multitude de lois naturelles à partir desquelles nous avons fabriqué des machines et des gadgets qui rendent nos vies infiniment plus faciles et plus confortables. Nos avancées culturelles nous ont appris à mieux comprendre la différence d’autrui, et ainsi à mieux coopérer afin de réaliser nos fins collectives autant que nos fins individuelles. Reste que, au-delà de ces raffinements utiles, les Grecs de l’Antiquité, les Anciens, avaient quelque chose que nous n’avons pas. Je ne suis pas naïvement nostalgique d’une époque où l’on pouvait vivre sans être oppressé par mille soucis qui mènent aux dépressions nerveuses aujourd’hui omniprésentes: Je n’y crois pas. Chaque époque porte son lot de soucis; les nôtres ne sont pas pires que ceux de nos ancêtres qui devaient s’acharner au travail pour survivre à chaque saison. Non, je suis nostalgique de quelque chose de plus subtil…

Je suis nostalgique de la santé d’esprit des Anciens. Il est clair que, pour ces fondateurs de civilisation, la souffrance et l’injustice de leur société nouvellement émergée de l’état de nature n’étaient aucunement source d’un désespoir écrasant. Au contraire, toutes leurs pensées, toutes leurs ambitions exprimaient une fierté rayonnante de s’être extirpé du barbarisme semi-animal. En découvrant qu’il était possible de transformer des hommes bestiaux régis par la loi du plus fort en hommes civils respectueux de lois morales, ils avaient la preuve qu’aucun idéal n’est utopique. Peu importe que l’humanité ait toujours été ainsi: Elle peut devenir radicalement différente! Peut-être que la lenteur avec laquelle ces changements profonds s’opèrent en comparaison de la rapidité des changements plus superficiels – tels que ceux de la science et de la culture – pèse sur l’esprit moderne, lui faisant oublier l’ampleur du possible. Peut-être que l’esprit humain s’est tout simplement fatigué à force d’évoluer, et qu’une dégénérescence est inéluctable. Quelle qu’en soit la cause, un constat s’impose: L’esprit moderne est malade.

Sartre et son « L’homme est une passion inutile » expriment bien le nihilisme de notre époque… L’esprit moderne cherche un sens qui n’existe pas. Il cherche une révélation tellement claire qu’elle engloberait manifestement toutes les valeurs, mais cette révélation doit aussi être tellement transcendante qu’elle ne pourrait pas être remise en question. Il veut un sens parfait, à la fois évident et mystique. Ce faisant, il se condamne au désespoir. Comme un aveugle qui veut connaître les couleurs, ou comme un vivant qui veut ressentir la mort, l’esprit moderne aspire à un sens qui lui est essentiellement inaccessible. Le désespoir qui en résulte peut être avoué par une angoisse existentielle franchement vécue ou à travers une recherche irréfléchie parmi les divers types d’ésotérisme. Il peut aussi être voilé derrière une joie factice et fragile qui évite de considérer sa propre existence ou sous la prétention aussi vaniteuse que misérable selon laquelle le doute scientifique suffit à justifier la vie. Dans tous les cas, l’homme moderne se retrouve dans cette même situation: Il est un être essentiellement inutile, voire parasitique, habitant un univers inexplicable et ultimement absurde. Les choix de vie qui résultent de cette prémisse sont intrinsèquement malsains: Ils sont ceux d’un esprit malade.

Contrairement à ce que plusieurs académiciens tentent de défendre sans grand succès, les Anciens n’offrent aucune réponse au dilemme existentiel. Ils ne le confrontent pas, ils ne le réfutent pas, ils ne l’évitent pas: Ils l’ignorent. Ils ne l’ignorent pas au sens qu’ils écartent son existence; ils l’ignorent au sens qu’ils n’en sont pas conscients. Pour les Anciens, la question du sens de la vie est une évidence au même degré que « Je pense donc je suis ». Descartes a posé le fondement de la logique moderne en affirmant que notre existence est la seule certitude que nous pouvons inférer à partir de nos pensées. Cette fondation n’est pas une construction nouvelle mais une déconstruction de la logique antique. L’Ancien était certainement conscient du « Je pense donc je suis » mais, dans une suite intellectuelle qui lui semblait également logique, il induisait « Je suis donc je dois être parfait ». L’existence consciente était vécue comme un tel privilège, comme un miracle si évident que les Anciens ne pouvaient pas concevoir le malaise existentiel, le désespoir qui s’est progressivement étendu sur l’ensemble de l’Occident au cours de la modernité. Comme un peintre qui n’aurait qu’une seule chance de réaliser une peinture durant toute sa vie, les Anciens accomplissaient leur vie comme une œuvre d’existence unique. Paradoxalement, bien qu’ils accordaient une valeur manifestement plus absolue et claire à l’existence, ils trouvaient facilement des causes qui justifiaient le sacrifice de leur vie. Il est aujourd’hui commun de voir quelqu’un qui vit par dépit plutôt que par espoir, mais qui est néanmoins terrorisé à l’idée de la mort. C’est paradoxal, mais ce n’est pas insensé: Si l’existence est vide de sens, seule notre propre vie a une valeur quelconque, ne serait-ce que par instinct de conservation. À l’inverse, si l’existence déborde de sens, la vie n’est qu’une modalité du lien entre l’esprit et le monde; si ce qui compte par-dessus tout est d’incarner une œuvre existentielle, un sacrifice brutal et peut-être inutile est nettement plus prometteur qu’une vie sécuritaire et banale.

Ainsi, là où l’homme moderne tente de perfectionner le monde pour donner un sens à sa propre existence, l’homme antique tentait de se perfectionner lui-même pour offrir une beauté au monde. Les vertus antiques, essentiellement égoïstes, semblent plus vaniteuses que les vertus chrétiennes d’un point de vue superficiel mais, d’un point de vue spirituel, le plus altruiste des hommes modernes est infiniment plus vaniteux que n’importe quel prétentieux parmi les Anciens. Pour l’esprit moderne, la fin doit être un sens à notre existence. Que ce sens soit notre gloire personnelle ou le bien-être universel n’est pas une distinction fondamentale: Dans tous les cas, il s’agit de justifier notre raison d’être. Malheureusement, toute justification est vaine car, dès qu’on tente de mesurer la valeur en termes existentiels, il est trop évident que notre petit être ne peut pas être la fin de l’existence. La perfection à laquelle aspiraient les Anciens est éminemment subjective, mais cela ne leur inspirait aucun malaise. Chaque Grec tentait d’incarner la perfection de son mieux, selon sa propre conception, et plaidait subsidiairement pour promouvoir la forme idéale qui habitait son imaginaire. Que d’autres perfections, également cohérentes en elles-mêmes, soient proposées par d’autres individus constituait une sorte de compétition existentielle toute naturelle: Loin d’être troublante comme la peur d’un désaveu de tout ce qui a un sens pour nous, elle était réjouissante car elle garantissait que, d’une manière ou d’une autre, l’humanité offrirait la plus grande beauté possible au monde.

L’idéal antique n’est pas un bête simplisme spirituel qui évite les questions difficiles pour se laisser aller aux pensées les plus désirables et les plus rassurantes. N’oublions pas que le scepticisme et le cynisme, en tant que systèmes de pensée, furent eux aussi inventés par les Grecs. L’esprit antique était guidé par une volonté transcendante d’atteindre la perfection. Cette volonté, que nous ressentons toujours enfouie quelque part au fond de nous, est écrasée par les substrats de l’esprit moderne: La perfection n’existe pas, elle est trop subjective, elle est impossible… Tous les motifs sont pour bons pour douter, toutes les justifications suffisent pour abandonner: Notre esprit est malade. Nous voulons être le centre du monde, nous voulons que le monde soit parfait, alors que ce qui est en notre pouvoir est d’être parfaits nous-mêmes: Et notre esprit trouve tous les moyens pour ne même pas tenter de le devenir. Nous préférons projeter notre angoisse sur l’extérieur, sur lequel nous n’avons qu’un pouvoir partiel ou nul. Ça nous évite de porter tout le poids de la responsabilité qu’implique l’aspiration à la perfection, qui est très lourde en effet. Et notre esprit est fatigué, tellement fatigué…

samedi 3 janvier 2009

Ne pas écrire

Pour les intellectuels, et pour plusieurs autres types d’individus, écrire est plaisant. Écrire exprime, écrire libère. En écrivant, l’esprit se décharge de pensées confuses et apparemment aléatoires pour les organiser et les ordonner selon une cohérence qui lui plaît. L’écriture est la traduction de pensées immatérielles et pratiquement insaisissables en mots : en symboles fixés et reconnus par des conventions culturelles. Par le langage, une pensée incommunicable peut être transmise non seulement aux amis et aux proches mais aussi à d’immenses masses humaines. L’écriture est l’application la plus réfléchie (car la plus lente) du langage. Elle en est l’incarnation la plus profonde et, peut-être, la plus puissante. « Les paroles s’envolent, les écrits restent ». La pensée humaine possède un potentiel dont l’histoire a exploré les limites, mais celles-ci ne sont aucunement atteintes. Par les diverses formes de raffinement de l’esprit, mais surtout par l’écriture, nous nous rapprochons de ces limites et nous améliorons l’éthique et l’esthétique de l’humanité.

Ou peut-être que cela est complètement faux. Bien que l’écriture ait des vertus communicationnelles incontestables, elle est une formalisation qui structure, catégorise et, jusqu’à un certain point, définit les pensées qui traversent notre esprit. Le flot continu et ondulant des pensées, cette informité cérébrale et spirituelle, est moulé par des contours rigides dont la forme n’évolue que très lentement : et pas toujours vers le meilleur. Peut-être perdons-nous une tranche de contenu, une profondeur qui n’existe que dans la pureté de la pensée à son origine. Loin de « peut-être », c’est certain. Ce qui est communiqué par le langage n’est qu’une fraction de ce qui est pensé; on sacrifie consciemment une fraction de l’information en traduisant la pensée en mots. Mais alors, est-il véritablement bénéfique de mettre ses pensées sur papier pour les clarifier? Elles sont effectivement plus claires ainsi, mais peut-être sont-elles moins vraies?

Non seulement cette clarté est peut-être illusoire car superficielle, mais peut-être emprisonne-t-elle dans un carcan intellectuel une pensée autrement libre et créatrice? L’émotion serait certainement mieux transmise par télépathie que par une lettre écrite mais on peut avoir l’impression que, à l’inverse, des pensées très rationnelles sont plus fidèlement transmises par des mots fixés que des pensées volages. Pourtant, si on y réfléchit un moment, la télépathie serait forcément un meilleur mode de communication que l’écriture puisque, il faut se le rappeler, ce sont des pensées qu’on communique : pas des objets. Aussi rationnelle que soit la pensée que l’on veut transmettre, les mots seront toujours imparfaits pour la représenter dans toutes ses subtilités, dans toute sa profondeur. Ainsi, en ordonnant systématiquement nos pensées par écrit, peut-être y a-t-il un risque de perdre en profondeur d’esprit.

Bien sûr, mener cette réflexion par écrit a quelque chose de paradoxal mais je crois qu’il nous est bénéfique de développer un goût pour le paradoxe. Si on accepte l’hypothèse développée ici, la conséquence logique n’est pas de cesser complètement d’écrire : ce serait aussi illogique que de cesser complètement de communiquer. Seulement, lorsque le but recherché est de clarifier et d’approfondir une pensée, l’écriture est peut-être un handicap plus qu’une aide. Peut-être vaut-il mieux développer et clarifier nos pensées de façon aussi immatérielle que possible, en ne limitant leur flot par aucun symbolisme langagier, pour finalement les traduire en mots lorsqu’elles seront parfaitement claires et profondes. Si la pensée est insatisfaisante à l’esprit, elle le sera d’autant plus à l’écrit. La satisfaction que procure la clarté illusoire de l’écrit ne doit pas nous séduire. Probablement que d’innombrables pensées précieuses furent laissées dans un état primitif puisqu’elles furent traduites en écrits trop rapidement : avant que la pensée ne se soit elle-même raffiné jusqu’à son plein potentiel. De toutes les séductions de l’esprit, celle qui nous incite à écrire nos pensées incomplètes pour les clarifier est certainement parmi celles qui inspirent le moins de méfiance. C’est pourquoi il importe de s’en méfier d’autant plus sérieusement.