lundi 5 septembre 2011

Émile Nelligan


J’ai récemment découvert la poésie d’Émile Nelligan. Auparavant, j’avais lu quelques poètes français et quelques poètes anglais que j’avais nettement plus appréciés que les quelques poètes québécois que j’avais lu jusqu’alors. Ce poète québécois, Émile Nelligan, se révèle à moi comme un plus grand poète encore que ces poètes étrangers qui m’avaient tant impressionnés. Pour la première fois, je perçois une grandeur, une grandeur certes triste et mélancolique, mais une grandeur néanmoins, dans la culture québécoise. J’admets ma grande ignorance de la culture québécoise en général, je suis donc pleinement disposé à y découvrir maintes autres grandeurs, mais l’effet que m’inspire la poésie d’Émile Nelligan n’est pas moindre pour autant. Je copie ici quelques-uns de ses poèmes qui m’ont le plus marqué.



Clair de lune intellectuel

Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.
Elle a l’éclat parfois des subtiles verdeurs
D’un golfe où le soleil abaisse ses antennes.

En un jardin sonore, au soupir des fontaines,
Elle a vécu dans les soirs doux, dans les odeurs;
Ma pensée est couleur de lumières lointaines,
Du fond de quelque crypte aux vagues profondeurs.

Elle court à jamais les blanches prétentaines,
Au pays angélique où montent ses ardeurs,
Et, loin de la matière et des brutes laideurs,
Elle rêve l’essor aux célestes Athènes.

Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines.




La cloche dans la brume

Écoutez, écoutez, ô ma pauvre âme! Il pleure
Tout au loin dans la brume! Une cloche! Des sons
Gémissent sous le noir des nocturnes frissons,
Pendant qu’une tristesse immense nous effleure.

À quoi songez-vous donc? à quoi pensez-vous tant?...
Vous qui ne priez plus, ah! serait-ce, pauvresse,
Que vous compareriez soudain votre détresse
À la cloche qui rêve aux angélus d’antan?...

Comme elle vous geignez, funèbre et monotone,
Comme elle vous tintez dans les brouillards d’automne,
Plainte de quelque église exilée en la nuit,

Et qui regrette avec de sonores souffrances
Les fidèles quittant son enceinte qui luit,
Comme vous regrettez l’exil des Espérances.



Le suicide d’Angel Valdor

à Wilfrid Larose

I

Le vieil Angel Valdor épousait dans la nef,
En Avril, sa promise aux yeux noirs, au blond chef.

Le soleil harcelait de flèches empourprées
Le vitrail, ce miroir des Anges aux Vesprées.

Et, partout, l’on disait en les voyant ainsi
S’en aller triomphants, qu’ils vivaient sans souci,

Que leur maison serait comme un temple au dimanche,
L’amour officiant dans sa chasuble blanche.

Le sonneur, en Avril, épousait dans la nef
Sa jeune fiancée aux yeux noirs, au blond chef.

II

Il eut pendant longtemps le cœur libre et joyeux
Et les roses d’hymen printanisaient ses yeux.

Il vécut des baisers trop menteurs d’une femme
Jusqu’aux jours où son cœur se prit de doute infâme.

Il demandait du ciel plus d’un gars à l’œil brun
Qui le remplacerait lorsqu’il serait défunt,

Et ferait bourdonner du haut de leurs tours grandes
Les cloches qu’il sonnait comme nul dans les landes.

Il eut quand vint le Mai le cœur libre et joyeux
Et les roses d’hymen printanisaient ses yeux.

III

Mais en Juin, le sonneur devint sombre soudain.
Au soir il s’en allait souvent dans son jardin,

Pensif, se promenant plein de peine et de doute…
On eût dit son convoi d’amour longeant la route.

Il confiait à l’astre un peu de tout son mal
Plus noir que l’envol noir du corbeau vespéral.

Les soucis, la douleur terrassaient son courage,
Il se sentait gonfler de sourde et lente rage.

En Juin ce fut pourquoi, comme cela soudain
Il descendait au soir tout seul dans son jardin.

IV

Le sonneur en Octobre eut son amour fané
Et s’en alla l’œil fou comme un halluciné.

Son épouse adultère ah! la folle hirondelle!
Avait fui jà son âtre, au serment infidèle,

Encercueillant l’amour du vieil Angel Valdor
Qui marchait dans la vie avec un grand cœur mort,

Lui laissant la maison silencieuse et vide
Pour les bouges lointains de la ville livide.

À l’Octobre funèbre il eut l’amour fané
Et les macabres pas d’un pauvre halluciné.

V

Après avoir sonné l’Angélus quelque soir,
Valdor prit l’escalier qui mène au clocher noir.
Du bruit de ses sabots l’écho se fit des râles
Rauques parmi les tours sous les étoiles pâles.

La basilique avait senti frémir ses flancs
Et ses vitraux étaient comme des yeux sanglants,

Et les portes grinçant sur leurs gonds de ferrailles
Avaient comme un soupçon du glas des funérailles.

Il sonna trois accords brusquement par ce soir
Où le sonneur monta dans l’affreux clocher noir.

VI

Et Novembre est tombé dans les affligements!...
Voici le roman noir que je pleure aux amants…

L’archevêque au matin monta aux tours maudites
Y resta longuement, les forces interdites,

Devant le corps pendant aux câbles du beffroi,
Devant le corps crispé du pauvre sonneur froid.

Le prêtre prononça des oraisons étranges
Pour cette âme enroulée aux doigts des Mauvais Anges,

Pour le sonneur et pour l’épouse au cœur de fer
Dont Valdor dit le glas aux cloches de l’Enfer.