Au cours du dernier siècle, l’image du mariage s’est radicalement détériorée en Occident. Institution auguste et honorable qu’il était au sein des sociétés traditionnelles, il est devenu un sujet de dérision, voire de condamnation. Les plus sévères – telles que les critiques féministe et marxiste – le dénoncent comme un lègue patriarcal et bourgeois dont la principale fonction est d’exploiter les femmes et les enfants. Les moins cyniques disent que le mariage est conclu dans un élan de romantisme mais que, au fil des années, les individus changent, leur passion disparaît, l’amour devient fade; le mariage perd toute sa magie pour n’être plus qu’une restriction qui enchaîne les ex-amoureux, leur interdisant de retrouver un plus grand bonheur avec une personne plus compatible. Dans tous les cas, le mariage n’est pratiquement jamais défendu par le caractère moral de sa permanence. Les gens se marient toujours mais bien peu osent affirmer que cette institution possède une valeur au-delà de leur préférence bien personnelle et subjective. C’est l’exercice que je me propose de faire ici.
Tout d’abord, il importe d’établir une certaine vision de la réalité. Le mariage est mort en tant qu’idée, en tant qu’idéal proposé par les icônes culturelles. On n’a qu’à invoquer la suite ininterrompue d’adultères, de divorces et de débauches que les médias rapportent au sujet des célébrités : artistes, sportifs et politiciens se succèdent indistinctement dans ce théâtre de la décadence. Cependant, le mariage n’est pas mort comme fait social, loin de là. Les scandales publics sont certes plus séduisants pour les journaux à sensation que la vie calme et assurée des mariages réussis, mais ces derniers n’ont pas disparu pour autant. Le fond de moralité traditionnelle dans la psyché populaire est toujours choqué et désenchanté d’apprendre qu’un mariage sur deux se termine en divorce, et qu’une personne sur deux ne se marie tout simplement pas, mais il reste tout de même qu’environ une personne sur quatre se marie et ne divorce pas. Même si l’on tient compte que plusieurs de ces mariages « réussis », au sens où ils ne sont pas brisés par un divorce, constituent néanmoins des échecs relationnels puisque les époux restent unis par habitude et par peur plutôt que par amour, nous trouvons encore une fraction minoritaire mais non-marginale de mariages véritablement réussis. En cette époque d’hédonisme narcissique et inconséquent, nous pouvons toujours trouver des millions de couples qui respectent leur serment de mariage « jusqu’à ce que la mort nous sépare » avec bonheur et amour.
Il importe d’établir cette réalité pour distinguer deux opinions très différentes à propos du mariage. La première est que le mariage est intrinsèquement impossible. C’est-à-dire que deux individus peuvent s’unir à long terme pour fonder une famille et assurer un cadre stable aux enfants mais que l’amour est intenable au-delà d’une période limitée. La deuxième opinion est que le mariage est très, très difficile. Non pas que le mariage soit pénible – selon ma définition, un mariage pénible est un mariage échoué – mais bien que les dispositions relationnelles qui créent la possibilité d’un succès matrimonial sont compliquées à produire. Les millions d’exemples de mariages heureux prouvent que la deuxième opinion est vraie. Que la monogamie rigoureuse soit contraire à nos instincts naturels, c’est un fait. Que les obligations du mariage soient en contradiction avec le consumérisme éphémère de la société moderne, c’est aussi un fait. Mais que l’union permanente et heureuse de deux époux soit intrinsèquement impossible, c’est une opinion cynique et manifestement fausse.
Quelles sont donc les difficultés si insurmontables du mariage, et quelles en sont les solutions? Étant un jeune homme non-marié, ce n’est certainement pas dans mon expérience personnelle que je peux puiser les réponses à ces questions. Cependant, le succès et l’échec des mariages est l’un de mes sujets de discussion préférés, j’en ai donc discuté avec un vaste échantillon d’individus dont l’âge et le milieu varient grandement. Je résumerais mes conclusions en deux grandes notions : les gens se marient pour les mauvaises raisons avec les mauvaises personnes.
Que les gens se marient avec les mauvaises personnes, c’est en fait universellement reconnu : je dirais même trop reconnu. C’est-à-dire que l’on attribue facilement l’entièreté de la cause des divorces aux incompatibilités personnelles. Cependant, même des individus aussi compatibles que possible divorcent souvent parce qu’ils recherchent dans le mariage quelque chose qui ne s’y trouve pas et qui, à mon avis, n’existe pas : une passion intense et permanente. Je crois que la passion amoureuse peut être soit intense et temporaire, soit profonde et permanente. L’idée du mariage est de combiner ces deux formes d’amour : les amants se marient parce que leur amour est intense, ils restent mariés parce que leur amour devient profond. Rechercher une passion amoureuse toujours intense est une course vaine pour attraper le vent. Par le simple fait d’être consommée, la passion amoureuse diminue et ne peut être retrouvée dans sa forme originale. Les junkies de l’amour – nous en connaissons tous quelques-uns – butinent d’une amourette à l’autre durant des années, toujours un peu plus déçus, pour finir soit complètement esseulés, tristes et blessés, soit « casés » dans une relation décevante, en présumant que la déception est le résultat inéluctable de l’amour.
Mais les choses ne sont pas si sombres. Le portrait pessimiste que j’ai brossé ici est celui des individus qui ne s’émancipent jamais de la recherche effrénée d’une passion toujours intense, mais la plupart d’entre nous finissent par mûrir au-delà de ce stade. Cette maturation n’est pas une acceptation stoïque d’un amour plat et fade : elle est un raffinement de notre appréciation de l’amour. Que l’amour passe de « intense » à « profond » ne signifie pas qu’il est diminué, au contraire. Il est simplement différent, à la fois plus sérieux et moins sévère, à la fois moins débordant et plus joyeux. Les époux développent une complicité qui ne dépend plus de leurs sentiments mais seulement de leur être. La passion n’est plus une condition de leur amour mais plutôt une plus-value toujours inattendue qui réapparaît périodiquement au fil des années. La relation n’est plus une fin en soi; elle devient la plateforme à partir de laquelle le couple se lance dans le monde. L’espoir passionnel de l’amour n’est pas abandonné, il est réalisé et dépassé. La passion existe dans une myriade de formes non-amoureuses : quel gâchis de passion que de s’investir inlassablement dans une série d’amours toujours moins prometteurs alors que l’on peut accepter la simplicité de l’amour véritable pour ensuite déverser la passion conjuguée du couple dans une vaste gamme de nouvelles entreprises familiales, mondaines, aventurières, existentielles, etc.
C’est ainsi que je défends – autant qu’il m’est possible de le faire sur une page de journal – l’idée traditionnelle du mariage. Il s’agit d’une défense morale, c’est-à-dire socialement fonctionnelle (la moralité étant ce qui fait fonctionner la société). Je crois que le mariage est une institution qui, si elle est abordée correctement, offre une vie saine et heureuse. Par contre, là ne réside pas le véritable charme du mariage. La moralité procure les motifs mais pas la motivation pour se marier. La motivation est esthétique. Les romantiques n’ont pas inventé la beauté du mariage, ils l’ont simplement glorifiée selon leur angle particulier. La beauté du mariage réside dans la noblesse des époux qui sacrifient leur ego individuel pour s’offrir l’un à l’autre, dans cette mortification charnelle exaltée par une nouvelle jouissance proprement érotique, dans l’assurance que notre âme n’est plus isolée face aux tourments du monde. Pour qu’une telle union existentielle soit authentique et effective, il faut que les époux s’inspirent une fascination intemporelle, pas seulement une attirance passagère. C’est pourquoi il est primordial de se marier avec sagesse plutôt que par impatience ou par ignorance. Nous sommes souvent de piètres juges de ce que nous cherchons intimement; nous confondons facilement ce que nous cherchons et ce que nous voulons chercher. À cet égard, nos parents nous connaissent parfois mieux que nous-mêmes…