On parle souvent de
l’injustice du capitalisme. Je crois que le capitalisme est effectivement injuste
parce qu’il n’offre pas des opportunités comparables aux familles démunies et aux
familles aisées. Outre les cas exceptionnels, on constate que les enfants
riches fréquentent les universités les plus prestigieuses et bénéficient de
réseaux de contacts privilégiés alors que les enfants pauvres souffrent
d’handicaps autant sociaux que financiers quant à leur avancement
professionnel. Ainsi, notre condition sociale est largement déterminée par le
statut de notre naissance. L’écart n’est pas aussi flagrant que le contraste
médiéval entre l’aristocratie et la paysannerie, mais le principe est le même.
Le capitalisme permet aux individus d’utiliser leurs efforts et leurs talents afin
d’améliorer leur sort, mais il n’est pas une méritocratie pour autant.
Le socialisme vise
à rectifier l’injustice du capitalisme. L’État socialiste exige que les
travailleurs et les entreprises lui versent une part importante de leurs
revenus afin d’offrir des services égaux à l’ensemble de la population. Ce
faisant, le socialisme cause une série de pertes systémiques. Quand on dépense
l’argent des autres plutôt que le nôtre, on le fait avec moins d’attention et
d’intégrité. C’est la situation des politiciens et des fonctionnaires qui
gaspillent les fonds publics en dépensant de façon éhontée pour des fins
douteuses. Par ailleurs, quand les services sont gratuits, les citoyens en
usent sans retenue. Si aucun sacrifice personnel n’est requis pour user d’un
service, aucune évaluation sérieuse ne précède le choix d’user de ce service.
Ces pertes ne sont pas des injustices à proprement parler mais elles révèlent
le coût du socialisme. Les socialistes acceptent ce coût afin de promouvoir leur
justice égalitaire.
Le problème est que
le socialisme n’est pas réellement juste car il crée une nouvelle injustice. Souvent,
les individus les plus démunis ne sont pas les plus avantagés par les largesses
de l’État; il s’agit là d’une injustice théoriquement corrigeable dont je ne
souhaite pas discuter. L’injustice dont je souhaite discuter est fondamentale
au socialisme; le socialisme ne peut pas exister sans cette injustice. C’est
l’injustice des choix sociaux. Les choix sociaux sont des décisions économiques
que l’on impose à toute la société au nom de la majorité. Contrairement
aux lois pénales qui interdisent aux individus de porter atteinte aux droits
des autres individus, les lois sociales obligent les individus à procurer des
services à d’autres individus. Les lois pénales interdisent, les lois sociales
obligent. Derrière l’obligation des lois sociales, il y a un transfert de
pouvoir. Les individus ne peuvent plus attribuer leurs efforts aux fins qu’ils
jugent bonnes et justes : Ils doivent les attribuer aux fins que la
collectivité juge bonnes et justes.
Ceux dont
l’intuition est plutôt collectiviste ne perçoivent pas spontanément en quoi un
tel transfert de pouvoir est injuste. La collectivité plutôt que les individus
choisit les fins qui seront réalisées par les ressources de l’ensemble de la
société : N’est-ce pas là l’essence de l’équité? Pas du tout. Par ce
transfert de pouvoir, certaines des aspirations les plus profondes sont rendues
inaccessibles, certains des besoins les plus intimes sont frustrés. Ces
affirmations peuvent sembler excessives, mais elles reflètent fidèlement le
vécu de masses d’individus anonymes.
L’un des exemples
les plus patents est celui de la garde des enfants. De nombreux parents
souhaiteraient rester à la maison pour passer du temps avec leurs enfants. Pour
ce faire, il est généralement nécessaire que l’un des parents s’abstienne de
travailler ou que les deux parents travaillent à temps partiel. Dans les deux
cas, les revenus familiaux sont moins élevés. Des revenus moins élevés
accentuent la pression financière ; il s’agit donc d’un choix
particulièrement difficile pour les familles les plus pauvres. Ce choix déjà
difficile est pénalisé encore davantage alors que l’ensemble des familles
doivent contribuer financièrement, par l’entremise des impôts, aux services de
garde de l’ensemble des familles. Si toutes les familles avaient accès à des
places en garderie (ce qui n’est pas le cas), il s’agirait d’un système
équitable… pour celles qui font garder leurs enfants en garderie! Pour celles
qui gardent leurs enfants à la maison, des garderies publiques constituent une
dissuasion économique à choisir la vie de famille qu’ils souhaiteraient au plus
profond de leur cœur.
Les garderies publiques
sont un exemple d’injustice socialiste, mais tous les services publics
constituent une telle injustice. À chaque fois que l’État exige les ressources
de l’ensemble de la population pour procurer un service à l’ensemble de la
population, les individus qui ne désirent pas ce service sont pénalisés :
Ils sont forcés de travailler pour qu’un service qu’ils ne désirent pas soit
disponible à tous. Un service public peut être simplement non-désiré, tel que
l’exemple susmentionné des garderies. Un service public peut aussi être désiré
selon des modalités différentes de celles offertes par l’État. On pourrait
penser à des programmes éducatifs différents de celui imposé par le Ministère
de l’Éducation, ou encore à des soins de santé fondés sur une philosophie
médicale autre que celle de la médecine pharmaceutique. Dans tous les cas, en
imposant une seule offre à l’ensemble de la société, on limite sévèrement la
liberté des individus. Pour chaque choix social qui s’impose, tous les choix
personnels qui auraient eut lieu autrement sont pénalisés.
Je précise que ma
critique de l’offre publique ne concerne pas les programmes d’aide aux démunis.
Elle concerne seulement les programmes universaux. Aider les démunis n’est pas
du socialisme, c’est de la décence. Garantir un revenu minimum aux individus
sans travail et offrir des bourses aux étudiants pauvres ne sont pas des
mesures socialistes : Ce sont des mesures qui assurent la survie et la dignité
des moins fortunés. Je crois que, si l’État concentrait ses ressources à aider
les démunis plutôt que de les disperser à s’occuper de tout le monde, l’aide
serait plus grande et plus efficace.
L’injustice
socialiste est peu perçue pour deux raisons. La première raison est une
confusion au sujet de l’offre publique. On a l’impression que, si certaines offres
publiques ne nous sont pas adaptées, certaines autres le sont et que, au final,
le tout est plutôt équitable. Cette impression peut être véridique dans le cas
des individus dont les valeurs personnelles correspondent largement aux valeurs
dominantes de la société, mais elle comporte le danger d’oublier ou de négliger
le fait que d’autres individus ont peu ou pas d’offres publiques qui leur sont
adaptées et qu’ils sont donc systématiquement spoliés par l’État socialiste. La
deuxième raison est l’habitude d’une liberté limitée. Puisque les services
publics nous sont offerts gratuitement ou à prix réduit, nous sommes incités à
adopter une attitude de gratitude plutôt qu’une attitude d’exigence.
Conséquemment, même si les services que l’État nous offre sont souvent
différents de ceux que nous aurions choisis, nous les acceptons sans outrage.
On ne mord pas la main qui nous nourrit.
L’injustice
socialiste est donc moins perçue que l’injustice capitaliste mais, si nous
adoptons une perspective individualiste (au sens noble de respect pour chaque
individu), ces deux formes d’injustice sont également graves. L’absence
d’opportunité causée par l’inégalité du capitalisme est aussi injuste que
l’absence de choix causée par l’uniformité du socialisme. Dans les deux cas,
des aspirations et des besoins normalement légitimes au sein d’une société
prospère sont niés en pratique pour de nombreux individus. Dans les deux cas,
le contrôle d’une minorité dominante – commerciale ou bureaucratique – s’impose
au détriment du bien-être de l’ensemble des citoyens.
Quelle est la
solution à ce dilemme? Une troisième voie. La social-démocratie est une
troisième voie en ce sens qu’elle se veut à mi-chemin entre le capitalisme et
le socialisme mais, malheureusement, elle n’est que cela : une demi-mesure
de capitalisme et une demi-mesure de socialisme. Certaines entreprises sont
publiques et certaines autres sont privées, certains services sont publics et
certains autres sont privés, mais aucun principe n’est remis en question. Souvent,
on a le pire des deux mondes : On a l’inégalité du capitalisme et
l’uniformité du socialisme alors que les profits sont empochés par les
corporations et que les pertes sont assumées par l’État. Il nous importe donc de
sonder la possibilité d’une autre troisième voie.
Je partage l’opinion
marxiste selon laquelle le salariat est une forme d’exploitation économique. Même
si les individus sont théoriquement libres de se lier par contrat à titre
d’esclave, de serf ou de salarié, une telle liberté ne peut pas être
authentique. La liberté, pour avoir un sens positif, doit être fondée sur une
certaine puissance. Une liberté impuissante peut être réelle d’un point de vue
formel mais la plupart des êtres humains normaux, qui ont des enfants à leur
charge et qui ne peuvent donc pas se permettre le luxe d’une vie héroïque,
préféreront se soumettre à l’exploitation plutôt que de vivre une liberté
périlleuse. Si la liberté doit être une réalité sociale plutôt qu’un idéal
romanesque, elle doit reposer sur un rapport de force qui n’est pas
disproportionné. J’estime donc que l’esclavage, le servage et le salariat sont
des formes d’exploitation, des moyens pour une élite économique d’abuser de la
situation vulnérable des classes populaires.
Cet argumentaire au
sujet de l’exploitation économique est généralement accepté pour ce qui est de
l’esclavage et du servage, mais les capitalistes rejettent l’idée que le
salariat constitue aussi de l’exploitation. Ils affirment que le propriétaire
et le salarié s’avantagent mutuellement par un contrat de travail, et que la
liberté de chacun est préservée. Pour déconstruire cette notion, il importe de
prendre conscience du parallèle avec l’esclavage. Aux premiers temps de
l’esclavage, le rapport entre maître et esclave était le rapport entre
vainqueur et vaincu. Avant l’esclavage, les vainqueurs massacraient les vaincus
sans merci. Ainsi, l’esclavage constituait véritablement une solution
mutuellement avantageuse. Le maître bénéficiait d’une main d’œuvre gratuite, et
l’esclave bénéficiait de sa survie. Le contexte ayant mené aux positions de
vainqueur et de vaincu n’était pas mutuellement avantageux mais, ces positions
étant établies, l’esclavage était mutuellement avantageux.
On voit tout de
suite le parallèle avec le salariat. Si un contrat de travail peut
effectivement être mutuellement avantageux, il faut admettre que la position du
propriétaire est nettement plus avantagée que celle du salarié. Les
capitalistes modernes ne sont pas scandalisés par l’écart entre la position du
propriétaire et celle du salarié ; les esclavagistes antiques n’étaient
pas scandalisés par l’écart entre la position du vainqueur et celle du vaincu.
Une part du progrès moral consiste précisément à être scandalisé par les écarts
de position. Bien sûr, il ne faut pas être également scandalisé par des écarts
de position inégalement justifiés. L’écart entre le propriétaire et le salarié
se justifie par un mérite plus acceptable que celui qui justifiait l’écart
entre maître et esclave, mais le mérite des maîtres n’était pas nul et le
mérite des propriétaires n’est pas absolu. À différents degrés, le mérite des
maîtres et celui des propriétaires sont mêlés à l’héritage et à la chance. Je
suis convaincu que nos descendants seront aussi scandalisés par notre salariat
que nous sommes scandalisés par l’esclavage de nos ancêtres.
Je précise que je
n’adhère pas à l’égalitarisme radical. Le problème du salariat n’est pas que
les travailleurs gagnent moins d’argent que les cadres ou les propriétaires. Le
problème n’est pas que les employés soient subordonnés aux employeurs. Ces
réalités économiques sont souvent frustrantes mais elles ne sont pas forcément
injustes. L’injustice relève de la déconnection entre le travail et
l’enrichissement. Que le travail ne soit pas le seul facteur de
l’enrichissement est une réalité économique acceptable puisque l’investissement
nécessite une accumulation de capital qui doit être encouragée. L’injustice
relève du fait que le travail ne soit pas proportionnel à l’enrichissement, du
fait que le propriétaire soit le seul dont les revenus augmentent en proportion
des profits de l’entreprise.
Ayant conscience de
l’importance de l’écart entre employeur et employé, on peut comprendre en quoi
le socialisme ne contribue pas véritablement à la justice économique. Le
socialisme remplace le contrat de travail entre propriétaire et salarié par un
contrat de travail entre État et salarié. L’écart entre employeur et employé
est plus grand encore. Dans les cas où le gouvernement en place leur est
favorable, les travailleurs du secteur public peuvent bénéficier de conditions
de travail décentes ou même enviables. Cependant, dans les autres cas, leurs
conditions peuvent se détériorer sévèrement. L’État peut décréter des lois
spéciales afin d’interdire les grèves et il peut s’attribuer le monopole de
secteurs économiques entiers afin d’interdire la compétition. Face à ce
Léviathan, les travailleurs ne sont que d’autant plus soumis et vulnérables. Le
socialisme peut procurer un certain degré d’égalité, mais il ne procure pas la
liberté et la dignité que cette égalité est supposée rendre possibles.
Comment peut-on
dépasser le salariat alors que les entreprises doivent fonctionner, alors que
les ressources doivent être attribuées? Comment assurer que les travailleurs
bénéficient à la fois d’une position plus équitable et d’une liberté de choix
personnel? En leur garantissant une part du capital plutôt qu’un salaire. Les
employés pourront aussi bénéficier d’un salaire de base afin de leur assurer un
revenu minimum lorsque les dividendes sont bas – de même que les entreprises salariales
peuvent offrir des services gratuits à leurs employés en plus de leur salaire –
mais ils devront posséder une part importante du capital de l’entreprise pour
ne pas être considérés en état d’exploitation salariée. Ce modèle économique
est celui des coopératives. À quelques ajouts près, on pourrait dire que le
principe est d’obliger toutes les entreprises à être des coopératives. Comme
l’État a interdit les rapports économiques esclavagistes, l’État peut interdire
les rapports économiques salariés.
En pratique, tous
les contrats de travail devront inclure des parts du capital de façon à ce que
tous les travailleurs soient propriétaires. Ces parts accorderont un pouvoir
décisionnel et des dividendes aux travailleurs dès l’entrée en vigueur du
contrat de travail. Dans un premier temps, ces parts ne seront pas aliénables ;
la fin du contrat de travail annulera les parts non-aliénables, cela afin d’éviter
qu’un travailleur ne bénéficie indûment d’un contrat de travail avorté. Ces
parts seront progressivement converties en parts aliénables à mesure que les
travailleurs les acquerront de façon définitive à même leurs dividendes. Pour
formuler ces mesures économiques en termes plus simples, on peut dire que les
entreprises seront obligées de céder un certain pourcentage de leur propriété à
leurs employés au fil du temps.
Ce pourcentage devra
être assez élevé pour que les travailleurs bénéficient de pouvoirs et de
revenus significatifs et il devra être assez bas pour que les investissements
soient rentables. Toute autre chose étant égale, les investissements dans une
coopérative sont moins rentables que les investissements dans une corporation.
Présentement, les corporations dominent les coopératives alors que les
investisseurs préfèrent les corporations plus rentables. Si la loi exige que
toutes les entreprises soient des coopératives, les corporations disparaîtront
et les investisseurs devront se contenter de la rentabilité des coopératives.
Cette philosophie
économique se qualifie de « distributiste ». Elle est peu connue car
elle n’est promue par aucun groupe d’intérêt. Les corporations préfèrent
le capitalisme, les syndicats préfèrent le socialisme. Tous les groupes
d’intérêts ont avantage à ce qu’une certaine forme d’injustice soit maintenue
afin de les favoriser ; ce sont les masses anonymes et désorganisées qui
sont véritablement avantagées par la justice. Cette troisième voie combine la
liberté du capitalisme et l’égalité du socialisme, aucune des deux n’étant
poussée à son extrême. L’État redistribuerait le capital de façon équitable
tout en s’abstenant d’offrir des services uniformes. La dignité humaine
considérée dans la sphère économique implique forcément ces deux pans :
une liberté véritablement multiforme et une puissance relativement égale.