samedi 3 janvier 2009

Ne pas écrire

Pour les intellectuels, et pour plusieurs autres types d’individus, écrire est plaisant. Écrire exprime, écrire libère. En écrivant, l’esprit se décharge de pensées confuses et apparemment aléatoires pour les organiser et les ordonner selon une cohérence qui lui plaît. L’écriture est la traduction de pensées immatérielles et pratiquement insaisissables en mots : en symboles fixés et reconnus par des conventions culturelles. Par le langage, une pensée incommunicable peut être transmise non seulement aux amis et aux proches mais aussi à d’immenses masses humaines. L’écriture est l’application la plus réfléchie (car la plus lente) du langage. Elle en est l’incarnation la plus profonde et, peut-être, la plus puissante. « Les paroles s’envolent, les écrits restent ». La pensée humaine possède un potentiel dont l’histoire a exploré les limites, mais celles-ci ne sont aucunement atteintes. Par les diverses formes de raffinement de l’esprit, mais surtout par l’écriture, nous nous rapprochons de ces limites et nous améliorons l’éthique et l’esthétique de l’humanité.

Ou peut-être que cela est complètement faux. Bien que l’écriture ait des vertus communicationnelles incontestables, elle est une formalisation qui structure, catégorise et, jusqu’à un certain point, définit les pensées qui traversent notre esprit. Le flot continu et ondulant des pensées, cette informité cérébrale et spirituelle, est moulé par des contours rigides dont la forme n’évolue que très lentement : et pas toujours vers le meilleur. Peut-être perdons-nous une tranche de contenu, une profondeur qui n’existe que dans la pureté de la pensée à son origine. Loin de « peut-être », c’est certain. Ce qui est communiqué par le langage n’est qu’une fraction de ce qui est pensé; on sacrifie consciemment une fraction de l’information en traduisant la pensée en mots. Mais alors, est-il véritablement bénéfique de mettre ses pensées sur papier pour les clarifier? Elles sont effectivement plus claires ainsi, mais peut-être sont-elles moins vraies?

Non seulement cette clarté est peut-être illusoire car superficielle, mais peut-être emprisonne-t-elle dans un carcan intellectuel une pensée autrement libre et créatrice? L’émotion serait certainement mieux transmise par télépathie que par une lettre écrite mais on peut avoir l’impression que, à l’inverse, des pensées très rationnelles sont plus fidèlement transmises par des mots fixés que des pensées volages. Pourtant, si on y réfléchit un moment, la télépathie serait forcément un meilleur mode de communication que l’écriture puisque, il faut se le rappeler, ce sont des pensées qu’on communique : pas des objets. Aussi rationnelle que soit la pensée que l’on veut transmettre, les mots seront toujours imparfaits pour la représenter dans toutes ses subtilités, dans toute sa profondeur. Ainsi, en ordonnant systématiquement nos pensées par écrit, peut-être y a-t-il un risque de perdre en profondeur d’esprit.

Bien sûr, mener cette réflexion par écrit a quelque chose de paradoxal mais je crois qu’il nous est bénéfique de développer un goût pour le paradoxe. Si on accepte l’hypothèse développée ici, la conséquence logique n’est pas de cesser complètement d’écrire : ce serait aussi illogique que de cesser complètement de communiquer. Seulement, lorsque le but recherché est de clarifier et d’approfondir une pensée, l’écriture est peut-être un handicap plus qu’une aide. Peut-être vaut-il mieux développer et clarifier nos pensées de façon aussi immatérielle que possible, en ne limitant leur flot par aucun symbolisme langagier, pour finalement les traduire en mots lorsqu’elles seront parfaitement claires et profondes. Si la pensée est insatisfaisante à l’esprit, elle le sera d’autant plus à l’écrit. La satisfaction que procure la clarté illusoire de l’écrit ne doit pas nous séduire. Probablement que d’innombrables pensées précieuses furent laissées dans un état primitif puisqu’elles furent traduites en écrits trop rapidement : avant que la pensée ne se soit elle-même raffiné jusqu’à son plein potentiel. De toutes les séductions de l’esprit, celle qui nous incite à écrire nos pensées incomplètes pour les clarifier est certainement parmi celles qui inspirent le moins de méfiance. C’est pourquoi il importe de s’en méfier d’autant plus sérieusement.