vendredi 28 novembre 2008

Crime et châtiment


L’un des principaux romans du célèbre écrivain russe Fédor Dostoïevski est intitulé Crime et châtiment. Ce roman aborde le dilemme moral de l’utilitarisme, à savoir qu’un moindre mal est un moyen justifié pour accomplir un plus grand bien. Sa conclusion est claire et simple : l’utilitarisme est immoral. Bien que j’aie hautement apprécié la qualité littéraire de cette œuvre, l’utilitariste que je suis ne put que s’opposer à la démarche qui mena Dostoïevski à condamner l’utilitarisme. Néanmoins, certaines réflexions récentes m’ont fait repenser à ce dilemme en y apportant certaines nuances qui favorisent la thèse anti-utilitariste. Pour pouvoir partager ces réflexions, je commence par présenter le dilemme tel que représenté dans Crime et châtiment. Toute personne qui aurait l’intention de le lire plus tard devrait s’abstenir de lire ce texte car je vais gâcher les « punchs ».

Ce roman est l’histoire d’un jeune russe nommé Raskolnikov, ancien étudiant en droit à Saint-Pétersbourg qui a dû abandonner ses études pour cause de pauvreté extrême. La première partie du livre nous présente le regard de Raskolnikov sur les malheurs de la société russe, surtout la pauvreté et l’alcoolisme. Ce regard nous amène à comprendre la grande frustration, le profond sens de l’injustice qui afflige le jeune homme. Alors qu’il se visualise de plus en plus clairement comme une victime, Raskolnikov en vient à identifier une représentante des agresseurs qui causent ces maux : une vieille usurière. Cette femme froide et cupide, qui n’aime personne et que personne n’aime, prête de l’argent aux plus démunis pour ensuite leur extorquer des intérêts... usuriers! Raskolnikov rêve de s’approprier la richesse de la vieille, ce qui lui permettrait de terminer ses études et de venir en aide aux victimes de la société. On voit ici que Dostoïevski propose le dilemme utilitariste dans sa forme la plus fragile : Il n’est aucunement clair que le meurtre de la vieille est un « moindre mal » en comparaison du « plus grand bien » que pourrait ensuite accomplir Raskolnikov (d’autant plus qu’il a un intérêt égoïste entremêlé au dilemme). La fragilité de la forme dans laquelle le dilemme est présenté est légitime : Si on accepte la thèse utilitariste, il faut savoir la défendre jusqu’à sa limite ultime.

Raskolnikov décide que le meurtre de la vieille est effectivement un moindre mal justifié par le plus grand bien qu’il fera ensuite. Il se rend donc chez la vieille usurière pour l’assassiner à coups de hache. Son crime étant accompli, il trouve son argent dont il s’empare. Soudainement, la sœur cadette de l’usurière, une femme innocente et soumise, arrive à l’appartement et aperçoit le cadavre ensanglanté. Pris de panique, Raskolnikov réagit impulsivement et assassine aussi la petite sœur à coups de hache. Après avoir réussi à fuir les lieux sans être identifié, il vit des tourments et une paranoïa qui lui sont intolérables. Il décide finalement de se rendre à la police pour purger une longue peine de prison.

Lorsque j’ai lu ce livre il y a quelques années, deux critiques me sont venues à l’esprit pour dénoncer les failles de cette condamnation de la moralité utilitariste. La première étant que, si on juge que le meurtre de la vieille usurière était effectivement un moindre mal, il n’y a pas lieu de mêler le meurtre de la sœur à ce jugement. Si Raskolnikov a paniqué en l’apercevant et qu’il l’a tuée, il s’agit là d’un acte distinct que l’utilitarisme ne justifie pas. Un vrai utilitariste, à la place de Raskolnikov, aurait simplement abandonné son entreprise lorsqu’il fut aperçu par la sœur et se serait rendu à la police sans la tuer.

La seconde critique relève d’un utilitarisme plus dur : Le risque de devoir faire un « moindre mal » pas si moindre que ça fait partie des décisions morales utilitaristes. Donc, si Raskolnikov avait assumé sa décision dans toute sa profondeur, ses tourments n’auraient pas été insupportables au point de le contraindre à se rendre. Toute la morale du roman ne serait alors plus que l’utilitarisme est mauvais, ce qui est manifestement l’intention de Dostoïevski, mais seulement que les décisions utilitaristes sont dangereuses et qu’il faut être doublement prudent et préparé, mentalement et matériellement, avant de les mettre en œuvre. Ainsi, ce ne serait que parce que Raskolnikov n’était pas assez préparé qu’il dû assassiner la sœur et qu’il ne fut pas capable de rester serein malgré sa culpabilité.

L’utilitarisme n’est pas une philosophie simple et uniforme : elle est complexe et multiple. Elle n’a d’unique que son principe de maximisation du bien-être, ce qui autorise le principe du moindre mal pour un plus grand bien. Par contre, à savoir si un mal ou un bien est « moindre » ou « plus grand », il s’agit de jugements subjectifs propres à chaque utilitariste. Un utilitariste jugera que la justice sociale est plus importante que le droit à la vie (c’est le cas de Raskolnikov), un autre jugera l’inverse. Dostoïevski ne s’attarde pas tellement sur l’évaluation utilitariste, il se concentre plutôt sur l’utilitarisme lui-même : sur ce qui rend possible la justification d’un moindre mal. Ma compréhension de cette œuvre de Dostoïevski est que, selon lui, le fait de commettre un acte mauvais prémédité – peu importe sa justification – est mauvais pour l’être humain qui risque ensuite de dégénérer.

Mes critiques de cette démonstration relèvent de ma non-croyance dans le lien entre l’acte mauvais et la dégénérescence de Raskolnikov. Qu’il ait décidé de tuer la vieille pour faire le bien avec son argent, c’est une décision utilitariste qui se vaut. Qu’il ait tué la sœur cadette et qu’il se soit rendu à la police à cause de ses tourments, c’est propre à sa personnalité – à sa façon de réagir aux difficultés – et ça ne dévalue aucunement l’utilitarisme. Quel lien peut-il y avoir entre une décision qui relève du sens de la justice et une réaction impulsive et irréfléchie?

Voici la réponse que je commence à formuler à cette question : lorsqu’on pose un acte, celui-ci affecte la vision que nous avons de nous-mêmes. Conséquemment, peu importe les justifications de nos actes, nous nous concevrons forcément comme un être plus mauvais en causant du mal. Cette considération constitue un contre-argument à mes deux critiques. Ce ne serait ainsi pas propre à la personnalité de Raskolnikov s’il a tué la sœur cadette, ce serait une réaction naturelle puisqu’il venait tout juste d’assassiner la vieille; la vision de lui-même assassinant la sœur ne lui était donc plus inconcevable. De même, un fois l’acte accompli, ce ne serait pas une simple faiblesse morale de Raskolnikov qui le rendait incapable d’assumer toute la profondeur de sa décision; ce serait plutôt cette même tendance naturelle qui faisait de lui, au moins à ses propres yeux, un homme mauvais. La culpabilité n’est alors plus tellement relative à l’acte passé qu’à la réalité présente : ce n’est pas tant le souvenir de l’acte mauvais qui le tourmente, c’est la réalité du mal qu’il incarne désormais qui lui est intolérable.

La condamnation de Dostoïevski à l’encontre de l’utilitarisme est beaucoup plus profonde que celle que j’avais comprise à ma lecture de son livre il y a quelques années. En fait, cette condamnation a des fondements qui, sans être irrationnels, sont extérieurs à la rationalité. Je l’ai rejetée à ma première lecture car j’étais alors très borné par les critères rationnels, ce qui est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Le mérite (ou la prétention) de l’utilitarisme est de considérer le bien et le mal en termes mesurables, d’où les notions de « moindre mal » et de « plus grand bien ». La thèse de Dostoïevski, anti-utilitariste, relève d’un conception à la fois plus absolue et plus nuancée de la moralité : on ne peut pas calculer le bien et le mal, on ne peut pas négocier avec le Diable. J’ai récemment apprit que Dostoïevski est classifié parmi les auteurs existentialistes, qui sont la famille philosophique dans laquelle je me reconnais sans contredit (principalement Kierkegaard et Nietzsche). Cette nouvelle me fait prendre sa condamnation de l’utilitarisme d’autant plus au sérieux; celui-ci pourrait ne pas survivre à ma remise à question.