lundi 3 novembre 2008

Totalitarisme juridique


C’est une conception normale parmi les juristes occidentaux de supposer que l’état de droit, ou la primauté du droit, est ce qui protège la démocratie contre le totalitarisme. On croit que la Constitution et la Cour suprême sont les institutions qui garantissent le caractère démocratique de notre régime en assurant que le gouvernement ne puisse pas agrandir son pouvoir arbitrairement. Il faut certes que la police et l’armée restent loyales à la démocratie pour la protéger contre des coups d’État mais, dans la mesure où le gouvernement n’est pas renversé par la force, un chef ou un parti totalitariste ne pourrait pas imposer sa dictature. Cette logique est complètement fausse. En fait, la seule et unique barrière au totalitarisme est la politique; tout comme la politique est l’unique moyen pour établir le totalitarisme.

Selon le juriste fasciste Carl Schmitt, le droit est autant le serviteur de la démocratie que du totalitarisme et il ne constitue aucunement une barrière entre les deux. Les juristes qui croient que le droit est une barrière contre le totalitarisme fondent leur croyance sur les règles écrites de la Constitution et sur la tradition judiciaire de la Cour suprême. Ces deux piliers du droit sont fermement démocratiques et militent explicitement pour la perpétuation du régime démocratique. Si un gouvernement tentait de voter des lois pour s’attribuer un pouvoir totalitaire, ces lois seraient cassées par la Cour suprême au nom de la Constitution. Pourtant, un gouvernement n’a pas besoin de nouvelles lois pour s’attribuer un pouvoir totalitaire : il en existe déjà une! Plus qu’une loi, c’est aussi une principe juridique nécessaire pour faire face à ce qu’aucune normativité ne peut prévoir : les circonstances exceptionnelles. Ce principe est celui des mesures d’exception, mieux connues sous les vocables « mesures d’urgence » ou « mesures de guerre ». La loi qui incarne aujourd’hui ce principe au Canada est la Loi sur les mesures d’urgence. Selon celle-ci, le gouvernement peut déclarer les mesures d’urgence s’il fait face à un danger exceptionnel. Ces « mesures » sont, en réalité, rien de moins que l’instauration d’un totalitarisme temporaire. Alors que les mesures d’urgence sont en vigueur, les droits et libertés garantis par la Constitution ne sont plus applicables et les tribunaux n’ont plus la légitimité pour limiter l’action gouvernementale. Ainsi, durant la crise d’octobre au Québec, Pierre Trudeau déclara les mesures d’urgence, ce qui lui permit d’emprisonner des centaines d’indépendantistes suspectés de terrorisme malgré l’absence de preuve et sans respecter les procédures judiciaires. Les mesures d’urgence durèrent deux mois pour la crise d’octobre; elles durèrent six ans pour la Deuxième Guerre mondiale.

L’objectif des mesures d’urgence est d’accorder temporairement un pouvoir totalitaire au gouvernement pour que celui-ci soit assez fort pour surmonter une épreuve exceptionnelle. Il est intéressant de noter que la Rome antique s’était aussi doté d’une telle institution : la dictature. Les dictateurs romains avant Jules César n’étaient pas des dictateurs comme on les conçoit aujourd’hui, c’est-à-dire des chefs autoproclamés qui accaparent tout le pouvoir de façon permanente. Ces dictateurs antiques étaient plutôt nommés par le Sénat lorsqu’une menace semblait exceptionnellement dangereuse pour les chefs républicains. Ainsi dotés de tout le pouvoir et limités par aucune règle, les dictateurs avaient une période de temps limitée pour surmonter la difficulté. Ils abandonnaient le pouvoir lorsque leur tâche était accomplie. S’ils tentaient de s’accrocher au pouvoir, ils étaient chassés par le peuple et par l’armée, loyaux aux principes républicains : ils ne s’accrochaient donc pas (Jules César étant l’exception ultime puisque les Romains de son époque ne croyaient plus dans la République). Ainsi, le principe de la dictature romaine est exactement le même que celui des mesures d’urgence : Un pouvoir traditionnellement respectueux du droit se donne temporairement la permission d’agir sans limite pour faire face à un danger exceptionnel. La grande question est donc : Quelle garantie avons-nous que les mesures d’urgence ne seront pas utilisées pour instaurer une dictature permanente? La réponse est simple : Nous n’en avons aucune. En fait, c’est exactement ce qu’a fait Adolf Hitler suivant les conseils de Carl Schmitt : Il a déclaré les mesures d’urgence en 1933 pour faire face aux terroristes qui ont incendié le Reichstag (le parlement allemand) et ce n’est qu’en 1945 qu’elles furent suspendues. Contrairement à ce qu'une étude superficielle de l'histoire laisserait croire, la dictature nazie n'a pas renversé l'ordre juridique de la République de Weimar: Elle lui a succédé légalement.

Dans la mesure où un chef de gouvernement déclare les mesures d’urgence et que le peuple est derrière lui, quel juriste, quel juge peut s’y opposer effectivement? On ne peut dénoncer le caractère totalitaire du pouvoir ainsi créé puisque celui-ci est ouvertement assumé par le principe même des mesures d’exception. Ce n’est pas le pouvoir totalitaire qui peut être questionné, c’est sa légitimité. Tant que les mesures d’urgence sont utilisées face à des situations exceptionnelles qui les nécessitent sans aucun doute (comme la Deuxième Guerre mondiale), il n’y a pas de débat. C’est lorsqu’elles sont utilisées face à des situations dont le caractère exceptionnel est discutable, ou lorsque la nécessité du pouvoir totalitaire face à ces situations est discutable, qu’un débat s’impose… et qu’il ne peut avoir lieu car la liberté d’expression est alors abolie! Par exemple, il n’est pas du tout inconcevable que, dans un avenir relativement rapproché, un gouvernement déclare les mesures d’urgence pour imposer des politiques environnementales contestées. Cet exemple est d’autant plus intéressant que son caractère temporaire est indéfini. Est-ce que la Cour suprême pourrait s’opposer à un pouvoir politique ainsi justifié? Est-ce que le peuple prendrait les armes pour combattre une dictature écologiste? Les dictateurs en herbe auront toujours des motifs très nobles pour prendre le pouvoir : Protéger le pays ou l’environnement, aider les pauvres ou les sinistrés, etc. Il n’est pas évident que le peuple résistera toujours à leurs charmes.

L’Occident contemporain est profondément démocratique et n’accepterait pas de se soumettre à un dictateur. Mais en réalisant que la protection de la démocratie ne relève pas d’institutions augustes telles que la Constitution ou la Cour suprême mais seulement de cette tradition, de cette intuition démocratique dans le cœur des Occidentaux, on prend conscience de sa fragilité. Si jamais les Occidentaux en viennent à estimer que la protection de l’environnement ou la lutte contre la pauvreté ou n’importe quelle autre cause qui n’est pas réellement exceptionnelle soit plus importante que la démocratie, la démocratie sera morte avant même la déclaration des mesures d’urgence. C’est en ce sens que la barrière contre le totalitarisme est purement politique et aucunement juridique. Le droit est l’ensemble des règles normatives de la société; il est la somme des normes; il est la loi du « normal »! Le droit est naturellement désadapté face aux situations anormales (ce que les juges tentent de corriger au cas par cas) et il est complètement démuni face aux situations exceptionnelles. La Loi sur les mesures d’urgence représente l’aveu officiel du droit à cet égard. Carl Schmitt avait raison au moins sur ce point : Le droit est ultimement le serviteur de la politique, toute impression contraire est une illusion produite par une longue période de normalité politique.