lundi 29 septembre 2008

Hymnes nationaux

Parfois conçus comme des formalités génériques comparables aux drapeaux nationaux, je crois que les hymnes nationaux sont au contraire une certaine incarnation de ce à quoi une nation aspire : ils sont au moins un point de repère plus significatif (car verbalisé) qu’un drapeau pour les identités nationales. Je vous présente ici ceux de la France, du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Allemagne et du Canada suivis de quelques commentaires :


France : La Marseillaise
L’hymne français est de loin le plus militariste. Le refrain est « Aux armes, citoyens – Formez vos bataillons – Marchez, marchez – Qu’un sang impur abreuve nos sillons»; il y a mention de « féroces soldats » qui viendront « égorger vos fils, vos compagnes ». Aussi : « S’ils tombent, nos jeunes héros – La terre en produira de nouveaux ». Bien que ces passages et plusieurs autres soient étonnants à entendre la première fois, on en comprend la teneur lorsqu’on apprend que, avant d’être l’hymne national de la France, la Marseillaise fut un chant de guerre révolutionnaire. Ainsi, l’hymne français focalise sur la lutte contre la tyrannie et contre les envahisseurs étrangers : les deux ennemis mortels de la Révolution française. Il y a quelque chose d’indéniablement grandiose dans son air et dans sa tonalité : La Marseillaise est probablement très efficace pour galvaniser les sentiments collectivistes. Elle donne envie d’empoigner un drapeau et de foncer dans le tas!


Royaume-Uni : God Save the Queen
L’hymne britannique est manifestement médiéval. Il fut effectivement composé durant le XVIIe siècle, ce qui explique que Dieu et la Reine y occupent toute la place. Néanmoins, c’est un très beau chant, très noble et très posé. Contrairement aux autres hymnes qui réfèrent directement à la guerre, God Save the Queen fait l’apologie de moyens plus subtils pour atteindre la victoire : « Confound their politics – Frustrate their knavish tricks ». Un couplet qui n’est pas chanté dans ce vidéo dit aussi « Lord make the nations see – That men should brothers be – And form one family – The wide world over ». Ce sont des paroles plus paisibles mais non moins impériales que celles des autres hymnes : les méthodes de l’Empire britannique s’inspiraient de la même philosophie que l’hymne britannique. Pour ce qui est de la musique, elle est lente et élogieuse : distinguée. Tout à l’image des britanniques.


États-Unis : The Star-Spangled Banner
L’hymne américain est quelque peu particulier. Du côté musical, il a un style vraiment unique qu’il m’est difficile de qualifier. C’est une sorte de grandeur solennelle mais le rythme est retenu; héritage britannique, peut-être? Pour les paroles, on remarque d’abord qu’il est le seul hymne à faire l’éloge explicite et répétée de son drapeau, unifiant les deux symboles nationaux. Les références à la guerre sont presque aussi continues que dans la Marseillaise (surtout dans les couplets qui ne sont pas chantés dans cette vidéo), mais certains termes sont plus mécaniques que humains : « And the rocket’s red glare, the bombs bursting in air – Gave proof through the night that our flag was still there ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas parce que The Star-Spangled Banner fut écrit à une époque plus moderne, c’est parce qu’il fut inspiré par un siège naval du début du XIXe siècle. Deux vers du dernier couplet sont particulièrement intéressants vu l’actualité : « Praise the Power that hath made and preserved us a nation – Then conquer we must, when our cause it is just ».


Allemagne : Das Lied der Deutschen (le chant des Allemands)
L’hymne allemand est absolument mon préféré! On y parle de fraternité, de justice, de femmes et de vin : Tout ce qu’il faut dans la vie! Aussi et surtout, l’air est tellement entraînant! Le rythme de la musique est à la fois joyeux et énergique; écouter cet hymne me donne envie d’aller construire le monde. D’ailleurs, il y a certaines rumeurs selon lesquelles, avant d’être un chant national, das Lied der Deutschen fut une chanson à boire. Il ne faut pas non plus s’étonner que, de toutes les hymnes nationaux des principaux pays occidentaux, celui de l’Allemagne est le seul à ne pas mentionner la guerre puisqu’il fut choisit comme hymne national suite à la Deuxième Guerre mondiale. Il est ainsi le plus positif de tous les hymnes nationaux que j’ai entendus. La finale « Blüh’im Glanze dieses Glückes – Blühe, deutsches Vaterland» (Prospère dans l’éclat du bonheur – Prospère, partie allemande) est exceptionnellement axée sur le bien-être en comparaison des autres hymnes.


Canada : Ô Canada
L’hymne canadien révèle la simplicité canadienne: les prétentions ne sont pas aussi grandiloquentes que celles des autres grandes nations occidentales. Outre le passage « Ton histoire est une épopée des plus brillants exploits » - qui est bien relatif - le Canada ne s'affiche pas comme une nation particulièrement glorieuse. Il importe aussi de savoir que la version française est antérieure à la version anglaise; Ô Canada ne fut traduit que plusieurs dizaines d'années après sa popularisation parmi les canadiens-français. Il est quelque peu tragique qu'il soit maintenant un symbole honni par de nombreux nationalistes québécoise puisque ceux-ci en sont les géniteurs. Il s'agit néanmoins d'un chant noble et serein; je regrette qu'il ne soit plus possible d'en partager l'appréciation avec l'ensemble de mes compatriotes...

samedi 27 septembre 2008

Corruption démocratique


Selon la formule célèbre, la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Qu’un gouvernement soit « pour » le peuple ne veut rien dire; même les monarques se plaisaient parfois à prétendre qu’ils gouvernaient dans l’intérêt du peuple. Le gouvernement « du » peuple veut dire que le gouvernement représente le peuple; que le peuple est le propriétaire du gouvernement. Si on s’en tenait à ce critère, les dictatures fascistes et communistes pourraient figurer parmi les démocraties. Quand les régimes se disent « populaires » alors qu’ils sont dictatoriaux, ceci nous est aujourd’hui présenté comme une tentative grossière d’identifier le gouvernement au peuple pour justifier son autoritarisme. La réalité est plus subtile. Les thèses fasciste et communiste ont ceci en commun : Elles ne croient pas dans le caractère démocratique du parlementarisme. Elles dénoncent le parlementarisme comme un régime bourgeois; selon elles, le processus électoral est essentiellement oligarchique et ne laisse aucune place à la véritable volonté populaire. C’est donc soit en renversant le gouvernement par les armes soit en étant élu fortuitement pour ensuite abolir les élections que les communistes et les fascistes établissent leurs régimes, qu’ils estiment plus authentiquement démocratiques que les régimes parlementaires. Ainsi, elles défendent l’idée que la révolution, violente ou pacifique, est un moyen politique qui représente mieux le peuple que des élections oligarchiques; le vrai gouvernement « du » peuple serait une dictature communiste ou fasciste.

Ce qui différencie donc la démocratie populaire de la démocratie libérale – qui est aujourd’hui la seule forme de démocratie effectivement qualifiée de « démocratie » – est que le gouvernement soit « par » le peuple; c’est la seule démocratie dont ne peut se réclamer un régime dictatorial. C’est dans le processus électoral régulièrement répété que réside l’unicité d’une démocratie qui se fonde au moins indirectement sur la volonté populaire, contrairement à un régime qui invoque la « réelle » volonté populaire tout en imposant sa propre volonté au peuple qu’il ne consulte pas. Par contre, la démocratie libérale, bien qu’elle soit le seul régime proprement démocratique, n’est pas exempte d’injustice. Raymond Aron, grand philosophe français, a identifié deux causes de corruption des régimes démocratiques. La première est précisément ce que les idéologies fasciste et communiste dénoncent : l’oligarchie. Néanmoins, alors que fascistes et communistes jugent la démocratie libérale comme étant un système essentiellement oligarchique, Aron estime plutôt que l’oligarchie est un signe de corruption mais qu’elle n’est pas inhérente à la démocratie libérale. Il défend cette vision en donnant l’exemple de toutes les mesures syndicales et sociales que les parlements adoptent en faveur du peuple et à l’encontre des élites. Il convient que les élites sociales et économiques auront toujours un pouvoir supérieur au reste du peuple en proportion de leur nombre mais leur volonté n’est pas unie et elle n’est pas déterminante sur l’ensemble du processus démocratique. Si la volonté des élites s’unit et devient déterminante (ce qui est possible, Aron donne l’exemple des États-Unis), c’est que la démocratie est corrompue par l’oligarchie.

La deuxième forme de corruption démocratique est celle que je désire discuter plus précisément dans ce billet. C’est la corruption qui se produit lorsqu’on prend l’idée que la démocratie est le gouvernement « par » le peuple trop à la lettre : la démagogie. Lorsque que la démocratie est saine, le peuple élit des représentants en qui il a confiance et il les laisse prendre les décisions; la corruption démagogique se produit lorsque les électeurs n’ont plus confiance dans leurs élus et veulent prendre les décisions par eux-mêmes. On voit clairement comment la première forme de corruption mène à la deuxième : si le régime est corrompu par l’oligarchie, le peuple perd confiance en ses élus et devient beaucoup plus sensible à la démagogie. Certains croient que, si les citoyens se prononçaient directement sur la plupart des décisions gouvernementales, le régime serait plus démocratique qu’un régime représentatif. Cela est vrai dans la mesure où le peuple se prononce sur quelques enjeux simples et généraux mais, lorsqu’une multitude d’enjeux spécifiques sont débattus sur la scène publique, la démagogie ne peut que l’emporter sur les arguments plus intellectuels. Ce n’est pas dire que le peuple est stupide et incapable de décider ce qui est bon pour lui, c’est dire que la majorité des citoyens n’a pas l’éducation ni l’intérêt pour sous-peser minutieusement des considérations complexes et nombreuses. Si l’objet des débats électoraux cesse d’être simplement la question de la confiance pour devenir un bric-à-brac de propositions particulières qui n’intéressent réellement qu’une petite fraction de la population, c’est que la démocratie est corrompue par la démagogie.

L’effet de la corruption démagogique peut prendre plusieurs formes différentes. Elle peut être la généralisation de la langue de bois à outrance : les débats politiques se font alors dans un jargon technocratique et insipide rendant impossible toute distinction significative entre les candidats. À l’autre extrême, elle peut être une simplification grossière qui vise à ce que même les citoyens les moins politisés puissent comprendre la proposition tellement elle est simple. Ainsi, la démagogie vise toujours à confondre les citoyens : soit par un excès de complexité soit par un excès de simplicité. La responsabilité de la corruption démagogique ne repose pas sur les politiciens qui déforment les enjeux politiques : cette déformation n’est que l'adaptation à une culture politique malsaine. Une culture politique est malsaine lorsque, comme mentionné plus haut, elle cesse d’être centrée sur l’unique question de la confiance pour se disperser dans l’ensemble des enjeux particuliers. Les citoyens ne veulent plus élire des représentants qui décideront pour eux : ils veulent décider par eux-mêmes. Ce faisant, ils forcent les politiciens à discuter de mille questions plus ou moins importantes. Les politiciens qui tentent d’aborder toutes ces questions sans confondre leurs électeurs par la démagogie perdent les élections car leurs propositions sont trop complexes pour que plusieurs citoyens ne puissent les comprendre mais trop simples pour que ces mêmes citoyens s’estiment incompétents à les juger mauvaises (comme le fait la langue de bois). Ainsi, pour se faire élire, les politiciens sont forcés d’exagérer la simplicité ou la complexité des enjeux : ils sont forcés de devenir des démagogues.

Les politiciens qui réussissent à se faire élire sans démagogie ne sont pas tant ceux dont les propositions particulières sont comprises et acceptées par les électeurs que ceux qui disent « faites-moi confiance, je prendrai les bonnes décisions ». Lorsque les électeurs sont prêts à voter pour un tel politicien, la démocratie est saine. Une saine démocratie est donc celle où on ne discute pas tant des enjeux particuliers que des motifs qui incitent à avoir confiance ou non en un politicien. Les citoyens, s’ils sont souvent défaillants lorsqu’il s’agit d’évaluer des propositions particulières, sont remarquablement lucides et sages lorsqu’il s’agit de déterminer quel candidat est le plus digne de confiance pour mener les affaires publiques. Je concède que ce jugement est purement subjectif mais il me semble que, lorsqu’il s’agit de juger l’honnêteté et l’intégrité d’un politicien, les électeurs se trompent rarement. Qu’ils se spécialisent donc dans ce pour quoi ils excellent : Les questions de confiance. Beaucoup plus que n’importe quelle réforme électorale, je crois qu’un tel changement de culture politique aurait un effet très bénéfique pour la démocratie. Les politiciens ont certes leur part à faire en cessant d’être démagogiques mais les citoyens sont les seuls à pouvoir effectuer complètement ce changement de culture en cessant d’être crédules à la démagogie : ce qui n’est possible qu’en cessant de vouloir décider chaque enjeu particulier.

vendredi 26 septembre 2008

Les palais désertés


Il existe aujourd’hui, sur Terre, une richesse sans précédent. La richesse totale crée et accumulée par l’humanité est sans commune mesure avec toute autre époque de l’Histoire. Mon propos ici n’est pas directement lié à l’inégalité de la distribution de cette richesse mais porte plutôt sur un effet pervers de celle-ci. La grande majorité des heures qui passent voient des milliers de maisons luxueuses vidées de leurs occupants. Propriétés de petits bourgeois, professionnels ou entrepreneurs, ces palais modernes ne sont que rarement habités car leurs possesseurs passent la plus grande partie de leur vie au travail. Imaginez tout ce luxe, les meubles antiques, les piscines creusées, les engins électroniques haute gamme, les fenêtres donnant sur des vues magnifiques, etc. Imaginez toutes ces choses accumulées, inutilisées donc inutiles, oubliées... D’immenses ressources naturelles et humaines furent investies pour créer ces choses qui ne servent qu’à orner des palais désertés. Le capitalisme a beau expliquer qu’on ne doit pas juger les fins des individus, qu’ils sont libres d’accumuler des choses qu’ils n’utiliseront pas s’ils le désirent, mais reste un sentiment d’absurde. La liberté économique du régime capitaliste a pour vocation de permettre une meilleure vie aux individus : Avons-nous le droit que questionner ce qui constitue une meilleure vie? En tout cas, nous pouvons nous questionner sur le sens de cette accumulation.

L’exemple des palais désertés m’intéresse car il n’implique aucun enjeu proprement politique. Je ne parle pas des chefs d’empires financiers qui peuvent créer les modes culturelles ou corrompre les politiciens s’ils le désirent, je parle simplement de toutes ces possessions que les petits riches accumulent mais, puisqu’ils travaillent énormément pour les acquérir, ne peuvent pas en profiter. Ce sont ces petits bourgeois qui incarnent, je le crois, l’espoir autant que la corruption du capitalisme. Ils incarnent l’espoir car ils sont souvent nés dans les classes inférieures : ils sont la preuve que tout est possible dans le capitalisme. Ils incarnent la corruption car ils sont si nombreux à sombrer dans la surconsommation de luxe, pour leur plus grand malheur. Ils deviennent prisonniers de cette prison qu’ils n’habitent pas; ils ont toujours un nouveau désir matériel dont ils ne jouiront jamais. Ils ne sont pas ces prolétaires qui doivent vouer leur vie au travail pour boucler les fins de mois, ils ne sont pas ces aristocrates qui naissent dans une opulence décadente : ils sont un hybride combinant le pire des deux mondes. Ils vouent leur vie au travail pour accumuler une opulence absurde. Leur opulence est absurde car elle n’est que théâtrale : elle n’a aucune autre fonction que d’établir leur rang social par le succès économique.

Bien sûr, ils sont libres de ne pas faire ce choix de vie, mais pourquoi le font-ils? La richesse qu'ils accumulent est absurde mais leur choix ne l’est aucunement. Quel moyen plus concret, plus évident de démontrer notre valeur que par notre richesse? Je ne suis certainement pas de ceux qui croient qu’on peut effectivement mesurer la valeur d’une personne par sa richesse mais reste que, de tous les critères par lesquels on peut mesurer la valeur des individus, la richesse est le plus facile. La facilité étant la voie de la majorité et la majorité étant la mère de la culture, notre culture dit clairement, sans le dire, que la valeur d’une personne se mesure par sa richesse. Conséquemment, tout individu ayant le talent et la détermination requis aura pour objectif d’accumuler la plus grande richesse possible. Ce n’est pas un système économique qui incite les gens à choisir ce mode de vie, ce n’est pas la faute du capitalisme si les gens veulent être riches, il s’agit d’une tendance naturelle qui se retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures occidentales. La différence entre le capitalisme et le socialisme est que le capitalisme s’adapte à cette tendance alors que le socialisme adapte cette tendance à lui.

Là où le capitalisme est très réticent à imposer le revenu des citoyens pour le redistribuer, le socialisme conçoit une telle imposition comme un élément essentiel de la justice sociale. L’argument capitaliste contre une redistribution importante est qu’elle fausse la valeur du travail. Je veux bien, mais ça me semble un moindre mal en comparaison de l’absurdité des palais désertés. Que les prolétaires aient besoin de travailleur moins et que les petits bourgeois soient incités à travailler moins, ça me semble une situation où tout le monde est gagnant. La richesse totale sera moindre mais la richesse dont les gens jouissent effectivement sera plus grande. Les capitalistes me répondront que cela enfreint la liberté des individus, qu’on devrait être libre de vouer notre vie au travail et d’accumuler des richesses inutiles si on le désire… C’est là que mon souci de liberté fait place à un jugement moral. Je crois que certaines libertés ne sont pas bonnes à accorder, la liberté de vouer sa vie à fonder un palais déserté figure parmi elles. On m’accusera d’être paternaliste mais je crois que de nombreux petits bourgeois ont effectivement besoin qu’on augmente leurs impôts pour qu’ils décrochent de leur travail et retournent dans leur palais pour commencer à y goûter la vie…

Violence et contre-violence


L’une des définitions de l’État est “institution détenant le monopole de la violence légitime sur une territoire délimité”. Sans être exhaustive, cette définition est complète. L’État a de multiples fonctions mais toutes découlent de sa capacité à emprisonner ceux qui ne respectent pas ses lois. Sans ce droit ultime et exclusif, l’État n’est rien; il n’est qu’une force parmi d’autres qui tente de faire valoir ses lois. Tout ce qui est possible grâce à l’État l’est grâce à l’interdiction qui frappe autant les groupes que les individus d’user de violence pour promouvoir leur volonté. L’État est par le fait même un grand danger, mais ce n’est pas l’objet de ce billet. Tout danger qu’il soit, l’État est salutaire alors qu’il fait respecter la primauté du droit. Qu’est donc cette primauté du droit pour mériter le danger d’attribuer le monopole de la violence à une institution unique? Elle est le principe selon lequel on résout les conflits par des règles préétablies et suivant des procédures aussi impartiales que possibles. Par “primauté du droit”, on doit entendre “le droit prime sur la force”. La violence fait place à la sécurité: on remplace le barbarisme par la civilisation. Je n’exagère nullement en affirmant que la primauté du droit est le fondement premier de la civilisation. Ce qui fait de nous des gens civilisés n’a rien à voir avec notre technologie, notre industrie ou notre richesse. Nous sommes civilisés parce que nous contrôlons notre agressivité. Chez nous, les plus faibles ne sont pas les victimes automatiques des plus brutaux. Quel moyen plus fondamental pour préserver la dignité humaine que de protéger l’intégrité physique de chaque individu? L’État, en usant de violence contre celle des agresseurs de toute espèce pour garantir la primauté du droit, permet aux citoyens de vivre en sécurité: sans crainte particulière de voir une violence fatale les écraser. La vocation première l’État est donc de dissuader la violence sous toutes ses formes, par la prévention autant que par la punition.

La philosophie à la mode au Québec est celle de la prévention exclusive : On prévient les crimes mais on ne les punit pas (ou le moins possible). La croyance sous-jacente à cette philosophie est que la punition augmente la criminalité plutôt que de la diminuer. Ses tenants croient aussi que la punition est contraire à la dignité humaine; qu’en usant de violence à leur encontre, l’État se réduit au même niveau que les criminels violents. Il s’agit de deux arguments distincts qui méritent d’être abordés séparément.

Définissions d’abord la corrélation entre la criminalité et la punition. Les tenants de la réhabilitation et de la prévention exclusive fondent leur croyance principalement sur les recherches qui démontrent que la criminalité est moindre là où la punition est moins utilisée. C’est un argument statistique qui ne me convainc aucunement. Je ne crois tout simplement pas au caractère scientifique de ces recherches. Les sciences humaines ont la prétention qu’elles peuvent, comme les sciences pures, isoler complètement le facteur qu’elles veulent étudier. L’esprit humain étant infiniment complexe, il est impossible d’isoler un facteur particulier; toutes sortes de liens de causalité s’entremêlent pour constituer cet univers biochimique qu’est le cerveau humain (et c’est sans parler de libre-arbitre et de responsabilité morale). Ces recherches proposent certes des points de vue qui peuvent être intéressants aux débats politiques mais, d’un point de vue authentiquement scientifique, elles ne démontrent rien.

L’argument scientifique étant écarté, considérons l’argument proprement intellectuel. Ces recherches nous disent que la criminalité augmente lorsque les punitions augmentent. Pourtant, sous les régimes totalitaires où le moindre crime était punit par la peine de mort, les citoyens étaient terrorisés et s’abstenait de poser le moindre geste qui pourrait ressembler à un crime. Cet exemple est beaucoup plus conforme au bon sens : Si les punitions sont suffisamment sévères, on les craint. Si les criminels ne commettent pas moins de crimes malgré des peines plus sévères, c’est que l’écart de sévérité n’est pas suffisant. Entre « très légèrement punit » et « légèrement punit », les individus tentés de commettre un crime violent ne sont pas très affectés. Prétendre qu’il soit totalement impossible à l’État de dissuader au moins certains criminels par la peur est manifestement fallacieux. Sans devenir oppressif pour les honnêtes citoyens, l’État est certainement capable d’imposer des punitions assez sévères pour diminuer la criminalité.

L’exemple toujours cité est celui des États-Unis. Aux États-Unis, les peines sont beaucoup plus sévères et, pourtant, la criminalité est beaucoup plus grave. Ici encore, la force intellectuelle est très faible. Tout d’abord, les Américains ne font pratiquement aucune prévention : ils n’utilisent donc que la moitié des moyens disponibles pour contrer la violence. De plus, y a-t-il quelque preuve que ce soit que, si les peines étaient moindres, la criminalité ne serait pas encore plus grave? Il y a une culture de la violence aux États-Unis; peut-être que la sévérité pénale est efficace pour modérer la gravité de la violence qu’ils subissent? Dans tous les cas, l’exemple américain ne constitue une démonstration de rien.

Bien franchement, malgré les réfutations que je viens de présenter, je serais favorable à des punitions sévères même si elles n’étaient pas efficientes. Un acte violent est commit contre une victime innocente, la punition de l’agresseur doit être minimisée? Mais qu’est-ce que cette justice? Sommes-nous devenus une société technocratisée au point que nous n’ayons d’égards que pour les résultats statistiquement quantifiables? Qu’en est-il de la dignité des victimes? Qu’en est-il de la responsabilité des agresseurs? Sommes-nous des êtres moraux qu’il faut juger ou des machines sociales qu’il faut gérer? Lisez les arguments à ce sujet et vous remarquerez que le terme « moralité » n’y figure pratiquement jamais alors que le terme « statistique » est omniprésent. C’est ce à quoi je m’oppose fermement.

L’autre argument contre la punition est celui de la dignité; argument beaucoup plus profond, à mon avis. Selon cet argument, les agresseurs s’attaquent à la dignité de leurs victimes en usant de violence contre elles mais l’État, s’il use de violence contre les agresseurs, porte tout autant atteinte à la dignité humaine : « Ne nous rabaissons pas à leur niveau : soyons plus humains et plus sensibles qu’eux ». À cela, je réponds que l’agressivité est inhérente à la nature humaine; le risque de violence ne sera jamais complètement enrayé. L’agressivité violente justifie-t-elle une violence étatique pour la contrer ou est-ce que, au contraire, la violence est-elle toujours mauvaise peu importe qu’elle soit un outil d’agression injuste ou une juste mesure de dissuasion? Ce problème étant éminemment subjectif, je ne prétends pas que mon opinion soit une réfutation de l’opinion contraire mais seulement une affirmation qui se veut plus forte que l’affirmation contraire. À toutes fins pratiques, mon affirmation est celle du réalisme. Face à un acte réel, il faut poser un autre acte réel. Le monde naturel est brutal, c’est par la brutalité qu’on peut construire un monde où la brutalité ne règne plus. On ne dompte pas un tigre avec des câlins : on peut le câliner après l’avoir dompté avec le fouet. La violence de l’État peut être moralement mauvaise mais elle n’en est pas moins nécessaire pour contrer la violence générale. Il s’agit de l’un de ces dilemmes où on doit choisir entre prendre des moyens indésirables ou abandonner sa fin. Lorsque la fin est la sécurité, la justice et la civilisation, mon sentiment est que la violence de l’État est un moyen naturellement légitime.

Mon argumentaire pour la punition étant terminé, il m’importe de préciser ma pensée plus générale face au crime. Je réitère d’abord que, à mes yeux, prévention et punition ne sont aucunement contradictoires. Au contraire, je crois qu’elles sont complémentaires. La punition crée la peur alors que la prévention offre l’espoir. Seul l’effet combiné de la peur et de l’espoir suffit à renverser les décisions de criminels violents en puissance; l’une sans l’autre n’est qu’une faible influence. Aussi, il est primordial de limiter les actes légalement « criminels » aux actes qui sont effectivement condamnés par l’ensemble de la population. Lorsque des crimes sont considérés « banals », ils sont un peu comme des péchés véniels : tout le monde les commet et personne n’est punit. Cela a pour conséquence que les lois deviennent une affaire moins sérieuse et la légitimé de l’État devient un jeu plus qu’un enjeu. Si un acte n’est pas généralement condamné, il doit cesser d’être un crime. L’État doit avoir un très grand pouvoir pour punir les crimes mais un très petit pouvoir pour déterminer ce qui est un crime. La justice, la vraie justice, est celle où l’État ne tyrannise pas les individus et où les individus ne se tyrannisent pas entre eux. À force d'excès de zèle pour se prémunir contre la tyrannie étatique, on finit par banaliser la tyrannie individuelle...