vendredi 26 septembre 2008

Violence et contre-violence


L’une des définitions de l’État est “institution détenant le monopole de la violence légitime sur une territoire délimité”. Sans être exhaustive, cette définition est complète. L’État a de multiples fonctions mais toutes découlent de sa capacité à emprisonner ceux qui ne respectent pas ses lois. Sans ce droit ultime et exclusif, l’État n’est rien; il n’est qu’une force parmi d’autres qui tente de faire valoir ses lois. Tout ce qui est possible grâce à l’État l’est grâce à l’interdiction qui frappe autant les groupes que les individus d’user de violence pour promouvoir leur volonté. L’État est par le fait même un grand danger, mais ce n’est pas l’objet de ce billet. Tout danger qu’il soit, l’État est salutaire alors qu’il fait respecter la primauté du droit. Qu’est donc cette primauté du droit pour mériter le danger d’attribuer le monopole de la violence à une institution unique? Elle est le principe selon lequel on résout les conflits par des règles préétablies et suivant des procédures aussi impartiales que possibles. Par “primauté du droit”, on doit entendre “le droit prime sur la force”. La violence fait place à la sécurité: on remplace le barbarisme par la civilisation. Je n’exagère nullement en affirmant que la primauté du droit est le fondement premier de la civilisation. Ce qui fait de nous des gens civilisés n’a rien à voir avec notre technologie, notre industrie ou notre richesse. Nous sommes civilisés parce que nous contrôlons notre agressivité. Chez nous, les plus faibles ne sont pas les victimes automatiques des plus brutaux. Quel moyen plus fondamental pour préserver la dignité humaine que de protéger l’intégrité physique de chaque individu? L’État, en usant de violence contre celle des agresseurs de toute espèce pour garantir la primauté du droit, permet aux citoyens de vivre en sécurité: sans crainte particulière de voir une violence fatale les écraser. La vocation première l’État est donc de dissuader la violence sous toutes ses formes, par la prévention autant que par la punition.

La philosophie à la mode au Québec est celle de la prévention exclusive : On prévient les crimes mais on ne les punit pas (ou le moins possible). La croyance sous-jacente à cette philosophie est que la punition augmente la criminalité plutôt que de la diminuer. Ses tenants croient aussi que la punition est contraire à la dignité humaine; qu’en usant de violence à leur encontre, l’État se réduit au même niveau que les criminels violents. Il s’agit de deux arguments distincts qui méritent d’être abordés séparément.

Définissions d’abord la corrélation entre la criminalité et la punition. Les tenants de la réhabilitation et de la prévention exclusive fondent leur croyance principalement sur les recherches qui démontrent que la criminalité est moindre là où la punition est moins utilisée. C’est un argument statistique qui ne me convainc aucunement. Je ne crois tout simplement pas au caractère scientifique de ces recherches. Les sciences humaines ont la prétention qu’elles peuvent, comme les sciences pures, isoler complètement le facteur qu’elles veulent étudier. L’esprit humain étant infiniment complexe, il est impossible d’isoler un facteur particulier; toutes sortes de liens de causalité s’entremêlent pour constituer cet univers biochimique qu’est le cerveau humain (et c’est sans parler de libre-arbitre et de responsabilité morale). Ces recherches proposent certes des points de vue qui peuvent être intéressants aux débats politiques mais, d’un point de vue authentiquement scientifique, elles ne démontrent rien.

L’argument scientifique étant écarté, considérons l’argument proprement intellectuel. Ces recherches nous disent que la criminalité augmente lorsque les punitions augmentent. Pourtant, sous les régimes totalitaires où le moindre crime était punit par la peine de mort, les citoyens étaient terrorisés et s’abstenait de poser le moindre geste qui pourrait ressembler à un crime. Cet exemple est beaucoup plus conforme au bon sens : Si les punitions sont suffisamment sévères, on les craint. Si les criminels ne commettent pas moins de crimes malgré des peines plus sévères, c’est que l’écart de sévérité n’est pas suffisant. Entre « très légèrement punit » et « légèrement punit », les individus tentés de commettre un crime violent ne sont pas très affectés. Prétendre qu’il soit totalement impossible à l’État de dissuader au moins certains criminels par la peur est manifestement fallacieux. Sans devenir oppressif pour les honnêtes citoyens, l’État est certainement capable d’imposer des punitions assez sévères pour diminuer la criminalité.

L’exemple toujours cité est celui des États-Unis. Aux États-Unis, les peines sont beaucoup plus sévères et, pourtant, la criminalité est beaucoup plus grave. Ici encore, la force intellectuelle est très faible. Tout d’abord, les Américains ne font pratiquement aucune prévention : ils n’utilisent donc que la moitié des moyens disponibles pour contrer la violence. De plus, y a-t-il quelque preuve que ce soit que, si les peines étaient moindres, la criminalité ne serait pas encore plus grave? Il y a une culture de la violence aux États-Unis; peut-être que la sévérité pénale est efficace pour modérer la gravité de la violence qu’ils subissent? Dans tous les cas, l’exemple américain ne constitue une démonstration de rien.

Bien franchement, malgré les réfutations que je viens de présenter, je serais favorable à des punitions sévères même si elles n’étaient pas efficientes. Un acte violent est commit contre une victime innocente, la punition de l’agresseur doit être minimisée? Mais qu’est-ce que cette justice? Sommes-nous devenus une société technocratisée au point que nous n’ayons d’égards que pour les résultats statistiquement quantifiables? Qu’en est-il de la dignité des victimes? Qu’en est-il de la responsabilité des agresseurs? Sommes-nous des êtres moraux qu’il faut juger ou des machines sociales qu’il faut gérer? Lisez les arguments à ce sujet et vous remarquerez que le terme « moralité » n’y figure pratiquement jamais alors que le terme « statistique » est omniprésent. C’est ce à quoi je m’oppose fermement.

L’autre argument contre la punition est celui de la dignité; argument beaucoup plus profond, à mon avis. Selon cet argument, les agresseurs s’attaquent à la dignité de leurs victimes en usant de violence contre elles mais l’État, s’il use de violence contre les agresseurs, porte tout autant atteinte à la dignité humaine : « Ne nous rabaissons pas à leur niveau : soyons plus humains et plus sensibles qu’eux ». À cela, je réponds que l’agressivité est inhérente à la nature humaine; le risque de violence ne sera jamais complètement enrayé. L’agressivité violente justifie-t-elle une violence étatique pour la contrer ou est-ce que, au contraire, la violence est-elle toujours mauvaise peu importe qu’elle soit un outil d’agression injuste ou une juste mesure de dissuasion? Ce problème étant éminemment subjectif, je ne prétends pas que mon opinion soit une réfutation de l’opinion contraire mais seulement une affirmation qui se veut plus forte que l’affirmation contraire. À toutes fins pratiques, mon affirmation est celle du réalisme. Face à un acte réel, il faut poser un autre acte réel. Le monde naturel est brutal, c’est par la brutalité qu’on peut construire un monde où la brutalité ne règne plus. On ne dompte pas un tigre avec des câlins : on peut le câliner après l’avoir dompté avec le fouet. La violence de l’État peut être moralement mauvaise mais elle n’en est pas moins nécessaire pour contrer la violence générale. Il s’agit de l’un de ces dilemmes où on doit choisir entre prendre des moyens indésirables ou abandonner sa fin. Lorsque la fin est la sécurité, la justice et la civilisation, mon sentiment est que la violence de l’État est un moyen naturellement légitime.

Mon argumentaire pour la punition étant terminé, il m’importe de préciser ma pensée plus générale face au crime. Je réitère d’abord que, à mes yeux, prévention et punition ne sont aucunement contradictoires. Au contraire, je crois qu’elles sont complémentaires. La punition crée la peur alors que la prévention offre l’espoir. Seul l’effet combiné de la peur et de l’espoir suffit à renverser les décisions de criminels violents en puissance; l’une sans l’autre n’est qu’une faible influence. Aussi, il est primordial de limiter les actes légalement « criminels » aux actes qui sont effectivement condamnés par l’ensemble de la population. Lorsque des crimes sont considérés « banals », ils sont un peu comme des péchés véniels : tout le monde les commet et personne n’est punit. Cela a pour conséquence que les lois deviennent une affaire moins sérieuse et la légitimé de l’État devient un jeu plus qu’un enjeu. Si un acte n’est pas généralement condamné, il doit cesser d’être un crime. L’État doit avoir un très grand pouvoir pour punir les crimes mais un très petit pouvoir pour déterminer ce qui est un crime. La justice, la vraie justice, est celle où l’État ne tyrannise pas les individus et où les individus ne se tyrannisent pas entre eux. À force d'excès de zèle pour se prémunir contre la tyrannie étatique, on finit par banaliser la tyrannie individuelle...