vendredi 26 septembre 2008

Les palais désertés


Il existe aujourd’hui, sur Terre, une richesse sans précédent. La richesse totale crée et accumulée par l’humanité est sans commune mesure avec toute autre époque de l’Histoire. Mon propos ici n’est pas directement lié à l’inégalité de la distribution de cette richesse mais porte plutôt sur un effet pervers de celle-ci. La grande majorité des heures qui passent voient des milliers de maisons luxueuses vidées de leurs occupants. Propriétés de petits bourgeois, professionnels ou entrepreneurs, ces palais modernes ne sont que rarement habités car leurs possesseurs passent la plus grande partie de leur vie au travail. Imaginez tout ce luxe, les meubles antiques, les piscines creusées, les engins électroniques haute gamme, les fenêtres donnant sur des vues magnifiques, etc. Imaginez toutes ces choses accumulées, inutilisées donc inutiles, oubliées... D’immenses ressources naturelles et humaines furent investies pour créer ces choses qui ne servent qu’à orner des palais désertés. Le capitalisme a beau expliquer qu’on ne doit pas juger les fins des individus, qu’ils sont libres d’accumuler des choses qu’ils n’utiliseront pas s’ils le désirent, mais reste un sentiment d’absurde. La liberté économique du régime capitaliste a pour vocation de permettre une meilleure vie aux individus : Avons-nous le droit que questionner ce qui constitue une meilleure vie? En tout cas, nous pouvons nous questionner sur le sens de cette accumulation.

L’exemple des palais désertés m’intéresse car il n’implique aucun enjeu proprement politique. Je ne parle pas des chefs d’empires financiers qui peuvent créer les modes culturelles ou corrompre les politiciens s’ils le désirent, je parle simplement de toutes ces possessions que les petits riches accumulent mais, puisqu’ils travaillent énormément pour les acquérir, ne peuvent pas en profiter. Ce sont ces petits bourgeois qui incarnent, je le crois, l’espoir autant que la corruption du capitalisme. Ils incarnent l’espoir car ils sont souvent nés dans les classes inférieures : ils sont la preuve que tout est possible dans le capitalisme. Ils incarnent la corruption car ils sont si nombreux à sombrer dans la surconsommation de luxe, pour leur plus grand malheur. Ils deviennent prisonniers de cette prison qu’ils n’habitent pas; ils ont toujours un nouveau désir matériel dont ils ne jouiront jamais. Ils ne sont pas ces prolétaires qui doivent vouer leur vie au travail pour boucler les fins de mois, ils ne sont pas ces aristocrates qui naissent dans une opulence décadente : ils sont un hybride combinant le pire des deux mondes. Ils vouent leur vie au travail pour accumuler une opulence absurde. Leur opulence est absurde car elle n’est que théâtrale : elle n’a aucune autre fonction que d’établir leur rang social par le succès économique.

Bien sûr, ils sont libres de ne pas faire ce choix de vie, mais pourquoi le font-ils? La richesse qu'ils accumulent est absurde mais leur choix ne l’est aucunement. Quel moyen plus concret, plus évident de démontrer notre valeur que par notre richesse? Je ne suis certainement pas de ceux qui croient qu’on peut effectivement mesurer la valeur d’une personne par sa richesse mais reste que, de tous les critères par lesquels on peut mesurer la valeur des individus, la richesse est le plus facile. La facilité étant la voie de la majorité et la majorité étant la mère de la culture, notre culture dit clairement, sans le dire, que la valeur d’une personne se mesure par sa richesse. Conséquemment, tout individu ayant le talent et la détermination requis aura pour objectif d’accumuler la plus grande richesse possible. Ce n’est pas un système économique qui incite les gens à choisir ce mode de vie, ce n’est pas la faute du capitalisme si les gens veulent être riches, il s’agit d’une tendance naturelle qui se retrouve à toutes les époques et dans toutes les cultures occidentales. La différence entre le capitalisme et le socialisme est que le capitalisme s’adapte à cette tendance alors que le socialisme adapte cette tendance à lui.

Là où le capitalisme est très réticent à imposer le revenu des citoyens pour le redistribuer, le socialisme conçoit une telle imposition comme un élément essentiel de la justice sociale. L’argument capitaliste contre une redistribution importante est qu’elle fausse la valeur du travail. Je veux bien, mais ça me semble un moindre mal en comparaison de l’absurdité des palais désertés. Que les prolétaires aient besoin de travailleur moins et que les petits bourgeois soient incités à travailler moins, ça me semble une situation où tout le monde est gagnant. La richesse totale sera moindre mais la richesse dont les gens jouissent effectivement sera plus grande. Les capitalistes me répondront que cela enfreint la liberté des individus, qu’on devrait être libre de vouer notre vie au travail et d’accumuler des richesses inutiles si on le désire… C’est là que mon souci de liberté fait place à un jugement moral. Je crois que certaines libertés ne sont pas bonnes à accorder, la liberté de vouer sa vie à fonder un palais déserté figure parmi elles. On m’accusera d’être paternaliste mais je crois que de nombreux petits bourgeois ont effectivement besoin qu’on augmente leurs impôts pour qu’ils décrochent de leur travail et retournent dans leur palais pour commencer à y goûter la vie…