samedi 27 septembre 2008

Corruption démocratique


Selon la formule célèbre, la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Qu’un gouvernement soit « pour » le peuple ne veut rien dire; même les monarques se plaisaient parfois à prétendre qu’ils gouvernaient dans l’intérêt du peuple. Le gouvernement « du » peuple veut dire que le gouvernement représente le peuple; que le peuple est le propriétaire du gouvernement. Si on s’en tenait à ce critère, les dictatures fascistes et communistes pourraient figurer parmi les démocraties. Quand les régimes se disent « populaires » alors qu’ils sont dictatoriaux, ceci nous est aujourd’hui présenté comme une tentative grossière d’identifier le gouvernement au peuple pour justifier son autoritarisme. La réalité est plus subtile. Les thèses fasciste et communiste ont ceci en commun : Elles ne croient pas dans le caractère démocratique du parlementarisme. Elles dénoncent le parlementarisme comme un régime bourgeois; selon elles, le processus électoral est essentiellement oligarchique et ne laisse aucune place à la véritable volonté populaire. C’est donc soit en renversant le gouvernement par les armes soit en étant élu fortuitement pour ensuite abolir les élections que les communistes et les fascistes établissent leurs régimes, qu’ils estiment plus authentiquement démocratiques que les régimes parlementaires. Ainsi, elles défendent l’idée que la révolution, violente ou pacifique, est un moyen politique qui représente mieux le peuple que des élections oligarchiques; le vrai gouvernement « du » peuple serait une dictature communiste ou fasciste.

Ce qui différencie donc la démocratie populaire de la démocratie libérale – qui est aujourd’hui la seule forme de démocratie effectivement qualifiée de « démocratie » – est que le gouvernement soit « par » le peuple; c’est la seule démocratie dont ne peut se réclamer un régime dictatorial. C’est dans le processus électoral régulièrement répété que réside l’unicité d’une démocratie qui se fonde au moins indirectement sur la volonté populaire, contrairement à un régime qui invoque la « réelle » volonté populaire tout en imposant sa propre volonté au peuple qu’il ne consulte pas. Par contre, la démocratie libérale, bien qu’elle soit le seul régime proprement démocratique, n’est pas exempte d’injustice. Raymond Aron, grand philosophe français, a identifié deux causes de corruption des régimes démocratiques. La première est précisément ce que les idéologies fasciste et communiste dénoncent : l’oligarchie. Néanmoins, alors que fascistes et communistes jugent la démocratie libérale comme étant un système essentiellement oligarchique, Aron estime plutôt que l’oligarchie est un signe de corruption mais qu’elle n’est pas inhérente à la démocratie libérale. Il défend cette vision en donnant l’exemple de toutes les mesures syndicales et sociales que les parlements adoptent en faveur du peuple et à l’encontre des élites. Il convient que les élites sociales et économiques auront toujours un pouvoir supérieur au reste du peuple en proportion de leur nombre mais leur volonté n’est pas unie et elle n’est pas déterminante sur l’ensemble du processus démocratique. Si la volonté des élites s’unit et devient déterminante (ce qui est possible, Aron donne l’exemple des États-Unis), c’est que la démocratie est corrompue par l’oligarchie.

La deuxième forme de corruption démocratique est celle que je désire discuter plus précisément dans ce billet. C’est la corruption qui se produit lorsqu’on prend l’idée que la démocratie est le gouvernement « par » le peuple trop à la lettre : la démagogie. Lorsque que la démocratie est saine, le peuple élit des représentants en qui il a confiance et il les laisse prendre les décisions; la corruption démagogique se produit lorsque les électeurs n’ont plus confiance dans leurs élus et veulent prendre les décisions par eux-mêmes. On voit clairement comment la première forme de corruption mène à la deuxième : si le régime est corrompu par l’oligarchie, le peuple perd confiance en ses élus et devient beaucoup plus sensible à la démagogie. Certains croient que, si les citoyens se prononçaient directement sur la plupart des décisions gouvernementales, le régime serait plus démocratique qu’un régime représentatif. Cela est vrai dans la mesure où le peuple se prononce sur quelques enjeux simples et généraux mais, lorsqu’une multitude d’enjeux spécifiques sont débattus sur la scène publique, la démagogie ne peut que l’emporter sur les arguments plus intellectuels. Ce n’est pas dire que le peuple est stupide et incapable de décider ce qui est bon pour lui, c’est dire que la majorité des citoyens n’a pas l’éducation ni l’intérêt pour sous-peser minutieusement des considérations complexes et nombreuses. Si l’objet des débats électoraux cesse d’être simplement la question de la confiance pour devenir un bric-à-brac de propositions particulières qui n’intéressent réellement qu’une petite fraction de la population, c’est que la démocratie est corrompue par la démagogie.

L’effet de la corruption démagogique peut prendre plusieurs formes différentes. Elle peut être la généralisation de la langue de bois à outrance : les débats politiques se font alors dans un jargon technocratique et insipide rendant impossible toute distinction significative entre les candidats. À l’autre extrême, elle peut être une simplification grossière qui vise à ce que même les citoyens les moins politisés puissent comprendre la proposition tellement elle est simple. Ainsi, la démagogie vise toujours à confondre les citoyens : soit par un excès de complexité soit par un excès de simplicité. La responsabilité de la corruption démagogique ne repose pas sur les politiciens qui déforment les enjeux politiques : cette déformation n’est que l'adaptation à une culture politique malsaine. Une culture politique est malsaine lorsque, comme mentionné plus haut, elle cesse d’être centrée sur l’unique question de la confiance pour se disperser dans l’ensemble des enjeux particuliers. Les citoyens ne veulent plus élire des représentants qui décideront pour eux : ils veulent décider par eux-mêmes. Ce faisant, ils forcent les politiciens à discuter de mille questions plus ou moins importantes. Les politiciens qui tentent d’aborder toutes ces questions sans confondre leurs électeurs par la démagogie perdent les élections car leurs propositions sont trop complexes pour que plusieurs citoyens ne puissent les comprendre mais trop simples pour que ces mêmes citoyens s’estiment incompétents à les juger mauvaises (comme le fait la langue de bois). Ainsi, pour se faire élire, les politiciens sont forcés d’exagérer la simplicité ou la complexité des enjeux : ils sont forcés de devenir des démagogues.

Les politiciens qui réussissent à se faire élire sans démagogie ne sont pas tant ceux dont les propositions particulières sont comprises et acceptées par les électeurs que ceux qui disent « faites-moi confiance, je prendrai les bonnes décisions ». Lorsque les électeurs sont prêts à voter pour un tel politicien, la démocratie est saine. Une saine démocratie est donc celle où on ne discute pas tant des enjeux particuliers que des motifs qui incitent à avoir confiance ou non en un politicien. Les citoyens, s’ils sont souvent défaillants lorsqu’il s’agit d’évaluer des propositions particulières, sont remarquablement lucides et sages lorsqu’il s’agit de déterminer quel candidat est le plus digne de confiance pour mener les affaires publiques. Je concède que ce jugement est purement subjectif mais il me semble que, lorsqu’il s’agit de juger l’honnêteté et l’intégrité d’un politicien, les électeurs se trompent rarement. Qu’ils se spécialisent donc dans ce pour quoi ils excellent : Les questions de confiance. Beaucoup plus que n’importe quelle réforme électorale, je crois qu’un tel changement de culture politique aurait un effet très bénéfique pour la démocratie. Les politiciens ont certes leur part à faire en cessant d’être démagogiques mais les citoyens sont les seuls à pouvoir effectuer complètement ce changement de culture en cessant d’être crédules à la démagogie : ce qui n’est possible qu’en cessant de vouloir décider chaque enjeu particulier.