mardi 26 octobre 2010

Jeune fille moderne

La plus touchante de toutes les créatures
La plus absurde de toutes les beautés
La plus frustrante de toutes les entêtées
La plus douce de toutes les douleurs

La jeune fille moderne

Certaine du désir qu’elle inspire
Ignorante de la maladie qui l’habite
Noble de par sa stature incongrue
Puérile de par son autorité éphémère

Incarnée mille fois
Destinée toujours à la même mort
Elle ne désespère pourtant jamais
De la gloire que la nature lui promet

Les yeux fous des hommes sanguins
Les paroles éloquentes des séducteurs aguerris
Les couvertures des revues populaires
L’esprit de toute la société civilisée

Chérit, adule, idolâtre
La jeune fille moderne

Cette pseudo-dame si pathétique
Cette avare d’attention et d’affection
Cette pèlerine de l’impossible médiocre
Comme elle est belle!

Elle justifie tous les sacrifices
Elle projette toutes les utopies
Elle motive tous les conquérants
Elle compense tous les déshonneurs

Elle est si malheureuse
Cette fille si belle
Si malheureuse et si seule
Maintenant et pour toujours

Sa solitude est sa condamnation
Son unicité est son prestige
Son pouvoir est l’intuition de Freud
Sa mort est le quotidien d’Augustin

Et le nôtre : notre quotidien brutal

Où les vierges sont violées
Où les innocentes sont exploitées
Où les ingénues sont trompées
Où les saintes sont méprisées

C’est la mort; c’est la mort de la beauté
C’est la tragédie du romantique
C’est le succès du débauché
C’est notre époque

Maudits soient les hommes
Tous ces rapaces de la chair
De cette chair pure
Si facilement souillée

Oui, soyons maudits!
Nous tous, dont les instincts sont morbides
Une seconde de plaisir, une tombe éternelle
Une goutte de jouissance justifiant toute déchéance

Pauvre jeune fille moderne!
Quelle victime inconsciente de sa propre mort!
Quelle coupable inconsciente de sa turpitude!
Tous les anges pleurent sur son âme

Contre la laïcité

Publié dans l'édition d'octobre 2010 du Pigeon Dissident, à la page 17.


Aux côtés du suffrage universel, de la liberté d’expression et de l’égalité devant la loi, on cite parfois la séparation de l’Église et de l’État parmi les principes fondamentaux de la démocratie. On qualifie ce principe de « laïcité ». Si on entend que l’État ne doit pas être dominé par une religion qui utilise son pouvoir pour tyranniser les citoyens, il va de soi qu’il s’agit effectivement d’un principe démocratique fondamental. Cependant, si on entend que l’État doit être purgé de toute valeur religieuse, voire de toute référence religieuse, il s’agit d’un principe qui n’a rien de démocratique. Si l’État purge les valeurs et les références religieuses, il n’est pas un État neutre face à la religion : il est un État qui milite pour l’athéisme. C’est à cette conception de la laïcité que je m’oppose.


L’histoire occidentale en général et l’histoire québécoise en particulier sont marquées par l’oppression d’institutions religieuses ayant prétendu que leurs valeurs étaient moralement objectives, et donc indiscutables. Ces prétentions ont mené à de nombreuses guerres religieuses; c’est suite à ces tueries que la laïcité fut progressivement instaurée dans le but d’éviter les pires violences. Cependant, les guerres idéologiques du XXe siècle ont démontré que les idéologies laïques ne sont pas moins dangereuses que les religions, et donc que la laïcité n’est aucunement garante de la paix sociale. Toute décision politique est ultimement idéologique ; il n’existe pas une telle chose qu’une décision politique purement pragmatique. La mise en œuvre d’une décision peut être pragmatique mais une décision politique à proprement parler est forcément idéologique. Une décision politique est toujours fondée sur des visées; ces visées ne sont jamais objectives puisque toutes les idéologies et toutes les institutions qui les portent sont subjectives. Que ces visées soient athées ou religieuses n’affecte aucunement leur légitimité démocratique car les unes comme les autres relèvent des croyances sociopolitiques de citoyens ayant un droit égal à ce que leur subjectivité morale soit reconnue. Dans le but de clarifier le caractère idéologique des décisions politiques, je présente un exemple de lutte entre deux idéologies laïques :

L’une des visées de l’idéologie féministe est d’augmenter la proportion de femmes présentes sur le marché du travail. L’idéologie traditionnaliste soutient au contraire que la présence des mères auprès des jeunes enfants est nécessaire pour leur assurer une éducation décente. Ces deux idéologies sont opposées mais leur légitimité est égale car aucune n’est tyrannique en soi ; elles sont des croyances socioculturelles. Néanmoins, ces idéologies sont tyranniques si elles prennent le contrôle de l’État pour forcer tous les citoyens à s’y conformer : si le traditionalisme interdit aux femmes d’intégrer le marché du travail ou si le féminisme interdit aux femmes de s’investir dans le foyer. À mi-chemin entre la liberté et la tyrannie, il y a les pénalités et les récompenses publiques : L’État qui taxe les citoyens de façon à favoriser le mode de vie de ceux qui partagent son idéologie.

Actuellement, l’idéologie féministe prime sur l’idéologie traditionnaliste dans l’État québécois. Un État souhaitant venir en aide aux familles sans favoriser l’une de ces deux idéologies verserait l’entièreté des pensions familiales directement aux familles, celles-ci seraient ainsi libres d’attribuer les montants reçus soit pour payer les frais de garde des enfants soit pour compenser le salaire du parent qui garde les enfants lui-même. Le féminisme s’oppose à cette politique puisque le parent qui garde les enfants est généralement la mère, ce qui diminue la proportion de femmes sur le marché du travail. Ainsi, pour altérer ce phénomène social, une grande proportion des fonds publics destinés à l’aide aux familles est attribuée aux Centres de la petite enfance (CPE), ce qui incite les parents à utiliser leurs services car leurs frais d’utilisation sont nettement inférieurs à leurs coûts réels. Les parents qui souhaitent garder leurs enfants eux-mêmes sont pénalisés en recevant une moindre part de leurs cotisations fiscales ; cette pénalité peut avoir pour effet, par la force des nécessités économiques, d’empêcher ces parents d’adopter le mode de vie qu’ils désirent. À l’inverse, si l’idéologie traditionnaliste primait dans l’État québécois, une taxe serait imposée sur les frais de garde, ce qui pénaliserait les familles dont les deux parents souhaitent intégrer le marché du travail.

Je cite les CPE car ils constituent un excellent exemple de politique publique qui, à première vue, peut sembler pragmatique mais qui est, en réalité, fondamentalement idéologique. Cependant, il ne s’agit aucunement d’un cas isolé. La totalité des décisions politiques – les dépenses sociales autant que les lois pénales – relèvent de choix idéologiques. Même les fonctions régaliennes de l’État (armée, police et tribunaux) sont le résultat d’un choix idéologique en ce sens qu’elles sont contraires à l’idéologie anarchiste. L’objectif de mon plaidoyer n’est pas de condamner le caractère idéologique des décisions politiques : il est de dénoncer la fausseté des prétentions « objectives » ou « pragmatiques » des décisions politiques. Ces prétentions ne visent qu’à taire les idéologies opposées, tout comme le faisait l’Église par le passé. Il n’y a rien de mal à ce qu’une décision politique soit féministe, dans la mesure où son caractère idéologique est avoué et ouvert au débat. Il n’y a rien de mal à ce qu’une décision politique soit catholique, dans la mesure où son caractère religieux est avoué et ouvert au débat.

Je souhaite être bien clair : la laïcité n’est pas complètement invalide pour autant. Les religions prétendent détenir la vérité universelle et absolue; l’utilité de la laïcité est d’assurer une vigilance de l’État face aux menaces autoritaires afférentes à cette prétention. Cependant, lorsque la laïcité cesse d’être cette vigilance face à la religion pour devenir un rejet de toute influence religieuse, elle perd sa validité. Ce faisant, elle exclut la religion pour laisser toute la place à l’idéologie, qui n’a rien d’intrinsèquement préférable à la religion. Distinguer l’idéologie et la religion laisse croire que l’idéologie est objective ; séparer l’Église et l’État laisse croire que l’État est pragmatique. L’effet de ces faussetés est d’augmenter la légitimité de l’État lorsqu’il impose ses valeurs idéologiques avec la même force qu’il imposait jadis ses valeurs religieuses tout en esquivant les résistances corrélatives. Les démocrates véritables ne doivent pas être leurrés par cet artifice; nous devons reconnaître que les idéologies autant que les religions peuvent mener à la tyrannie. Nous devons admettre les religions sur un pied d’égalité avec les idéologies : autrement, tout heureux de nous être libérés des chaînes religieuses, nous offrons nos poignets à être menottés par des chaînes idéologiques.

lundi 4 octobre 2010

La mort du mariage

Publié dans l'édition de septembre 2010 du Pigeon Dissident, à la page 17.


Au cours du dernier siècle, l’image du mariage s’est radicalement détériorée en Occident. Institution auguste et honorable qu’il était au sein des sociétés traditionnelles, il est devenu un sujet de dérision, voire de condamnation. Les plus sévères – telles que les critiques féministe et marxiste – le dénoncent comme un lègue patriarcal et bourgeois dont la principale fonction est d’exploiter les femmes et les enfants. Les moins cyniques disent que le mariage est conclu dans un élan de romantisme mais que, au fil des années, les individus changent, leur passion disparaît, l’amour devient fade; le mariage perd toute sa magie pour n’être plus qu’une restriction qui enchaîne les ex-amoureux, leur interdisant de retrouver un plus grand bonheur avec une personne plus compatible. Dans tous les cas, le mariage n’est pratiquement jamais défendu par le caractère moral de sa permanence. Les gens se marient toujours mais bien peu osent affirmer que cette institution possède une valeur au-delà de leur préférence bien personnelle et subjective. C’est l’exercice que je me propose de faire ici.

Tout d’abord, il importe d’établir une certaine vision de la réalité. Le mariage est mort en tant qu’idée, en tant qu’idéal proposé par les icônes culturelles. On n’a qu’à invoquer la suite ininterrompue d’adultères, de divorces et de débauches que les médias rapportent au sujet des célébrités : artistes, sportifs et politiciens se succèdent indistinctement dans ce théâtre de la décadence. Cependant, le mariage n’est pas mort comme fait social, loin de là. Les scandales publics sont certes plus séduisants pour les journaux à sensation que la vie calme et assurée des mariages réussis, mais ces derniers n’ont pas disparu pour autant. Le fond de moralité traditionnelle dans la psyché populaire est toujours choqué et désenchanté d’apprendre qu’un mariage sur deux se termine en divorce, et qu’une personne sur deux ne se marie tout simplement pas, mais il reste tout de même qu’environ une personne sur quatre se marie et ne divorce pas. Même si l’on tient compte que plusieurs de ces mariages « réussis », au sens où ils ne sont pas brisés par un divorce, constituent néanmoins des échecs relationnels puisque les époux restent unis par habitude et par peur plutôt que par amour, nous trouvons encore une fraction minoritaire mais non-marginale de mariages véritablement réussis. En cette époque d’hédonisme narcissique et inconséquent, nous pouvons toujours trouver des millions de couples qui respectent leur serment de mariage « jusqu’à ce que la mort nous sépare » avec bonheur et amour.

Il importe d’établir cette réalité pour distinguer deux opinions très différentes à propos du mariage. La première est que le mariage est intrinsèquement impossible. C’est-à-dire que deux individus peuvent s’unir à long terme pour fonder une famille et assurer un cadre stable aux enfants mais que l’amour est intenable au-delà d’une période limitée. La deuxième opinion est que le mariage est très, très difficile. Non pas que le mariage soit pénible – selon ma définition, un mariage pénible est un mariage échoué – mais bien que les dispositions relationnelles qui créent la possibilité d’un succès matrimonial sont compliquées à produire. Les millions d’exemples de mariages heureux prouvent que la deuxième opinion est vraie. Que la monogamie rigoureuse soit contraire à nos instincts naturels, c’est un fait. Que les obligations du mariage soient en contradiction avec le consumérisme éphémère de la société moderne, c’est aussi un fait. Mais que l’union permanente et heureuse de deux époux soit intrinsèquement impossible, c’est une opinion cynique et manifestement fausse.

Quelles sont donc les difficultés si insurmontables du mariage, et quelles en sont les solutions? Étant un jeune homme non-marié, ce n’est certainement pas dans mon expérience personnelle que je peux puiser les réponses à ces questions. Cependant, le succès et l’échec des mariages est l’un de mes sujets de discussion préférés, j’en ai donc discuté avec un vaste échantillon d’individus dont l’âge et le milieu varient grandement. Je résumerais mes conclusions en deux grandes notions : les gens se marient pour les mauvaises raisons avec les mauvaises personnes.

Que les gens se marient avec les mauvaises personnes, c’est en fait universellement reconnu : je dirais même trop reconnu. C’est-à-dire que l’on attribue facilement l’entièreté de la cause des divorces aux incompatibilités personnelles. Cependant, même des individus aussi compatibles que possible divorcent souvent parce qu’ils recherchent dans le mariage quelque chose qui ne s’y trouve pas et qui, à mon avis, n’existe pas : une passion intense et permanente. Je crois que la passion amoureuse peut être soit intense et temporaire, soit profonde et permanente. L’idée du mariage est de combiner ces deux formes d’amour : les amants se marient parce que leur amour est intense, ils restent mariés parce que leur amour devient profond. Rechercher une passion amoureuse toujours intense est une course vaine pour attraper le vent. Par le simple fait d’être consommée, la passion amoureuse diminue et ne peut être retrouvée dans sa forme originale. Les junkies de l’amour – nous en connaissons tous quelques-uns – butinent d’une amourette à l’autre durant des années, toujours un peu plus déçus, pour finir soit complètement esseulés, tristes et blessés, soit « casés » dans une relation décevante, en présumant que la déception est le résultat inéluctable de l’amour.

Mais les choses ne sont pas si sombres. Le portrait pessimiste que j’ai brossé ici est celui des individus qui ne s’émancipent jamais de la recherche effrénée d’une passion toujours intense, mais la plupart d’entre nous finissent par mûrir au-delà de ce stade. Cette maturation n’est pas une acceptation stoïque d’un amour plat et fade : elle est un raffinement de notre appréciation de l’amour. Que l’amour passe de « intense » à « profond » ne signifie pas qu’il est diminué, au contraire. Il est simplement différent, à la fois plus sérieux et moins sévère, à la fois moins débordant et plus joyeux. Les époux développent une complicité qui ne dépend plus de leurs sentiments mais seulement de leur être. La passion n’est plus une condition de leur amour mais plutôt une plus-value toujours inattendue qui réapparaît périodiquement au fil des années. La relation n’est plus une fin en soi; elle devient la plateforme à partir de laquelle le couple se lance dans le monde. L’espoir passionnel de l’amour n’est pas abandonné, il est réalisé et dépassé. La passion existe dans une myriade de formes non-amoureuses : quel gâchis de passion que de s’investir inlassablement dans une série d’amours toujours moins prometteurs alors que l’on peut accepter la simplicité de l’amour véritable pour ensuite déverser la passion conjuguée du couple dans une vaste gamme de nouvelles entreprises familiales, mondaines, aventurières, existentielles, etc.

C’est ainsi que je défends – autant qu’il m’est possible de le faire sur une page de journal – l’idée traditionnelle du mariage. Il s’agit d’une défense morale, c’est-à-dire socialement fonctionnelle (la moralité étant ce qui fait fonctionner la société). Je crois que le mariage est une institution qui, si elle est abordée correctement, offre une vie saine et heureuse. Par contre, là ne réside pas le véritable charme du mariage. La moralité procure les motifs mais pas la motivation pour se marier. La motivation est esthétique. Les romantiques n’ont pas inventé la beauté du mariage, ils l’ont simplement glorifiée selon leur angle particulier. La beauté du mariage réside dans la noblesse des époux qui sacrifient leur ego individuel pour s’offrir l’un à l’autre, dans cette mortification charnelle exaltée par une nouvelle jouissance proprement érotique, dans l’assurance que notre âme n’est plus isolée face aux tourments du monde. Pour qu’une telle union existentielle soit authentique et effective, il faut que les époux s’inspirent une fascination intemporelle, pas seulement une attirance passagère. C’est pourquoi il est primordial de se marier avec sagesse plutôt que par impatience ou par ignorance. Nous sommes souvent de piètres juges de ce que nous cherchons intimement; nous confondons facilement ce que nous cherchons et ce que nous voulons chercher. À cet égard, nos parents nous connaissent parfois mieux que nous-mêmes…

lundi 13 septembre 2010

Comme je te hais

Une âme prostrée sur sa terre
Roi adulé aujourd’hui, cadavre oublié demain
L’intelligence autant que la force
Se dissipent et se renversent au gré des vents

Éternité angoissante; infinité prometteuse
Le regard de l’homme, toujours distrait
Osera-t-il, pourra-t-il
Souiller la perfection qui n’est pas la sienne?

Ô grandeur céleste, comme je te hais!
Comme je hais ta beauté, comme je hais ton mystère!
Tes rêves me hantent; ton immobilisme m’insulte!
Et pourtant, tu me séduis…

La danse des atomes, ce théâtre injustifié
Les énergies cosmiques narguent nos vies éphémères
Assaillent chacune de nos raisons, chacun de nos principes
L’illusion devient si tentante; la mort devient si légère

Et pourtant, si terrifiantes!

Un cri dans le vide
Un murmure dans une oreille
Des ondes, des faits
Une existence, un néant

La lâcheté des hommes confortables est sans limite
Leur prestige, irrésistible
Un âge de noble cruauté puis un âge de sagesse pathétique
Quel destin pour les enfants des singes?

La légèreté des machines nous écrase
Avec l’honneur dont nous avons hérité
Vainement
Pardon, illustres ancêtres!

L’évasion devient le sens; le voyage devient la résidence
La gloire est l’altruisme; l’altruisme est la gloire
Sans vérité, sans justice
Mais beaucoup de valeurs : autant de valeurs qu’on puisse en imaginer

Des valeurs pour les forts, des valeurs pour les faibles
Des valeurs pour les hypocrites, des valeurs pour les apathiques
Des valeurs qui forgent le monde qui les forge
Des valeurs qui annihilent les racines des valeurs

Une époque de plainte, une époque de pitié
La tolérance perd sa vertu
Plutôt que d’aimer sans juger
Elle juge sans châtier

Décadence!

Le dernier des vrais hommes ne versera aucune larme
Tel Zarathoustra, réel ou figuré
Il chérira chaque bribe de vie, aussi souillée soit-elle
Il punira sans honte car il s’attachera sans restreinte

Ô liberté chérie, comme je te hais!
Comme je hais ta pudeur, comme je hais ta candeur!
Ton ambition m’humilie, ta suffisance me dégoûte!
Et pourtant, tu me séduis…

Vive ta joie inconsidérée, vive ta morale rapiécée!
Vive ta domination servile, vive ton apothéose nihiliste!
Que mes choix soient sacrés, que mes actes soient véniels
Ainsi vit l’homme devenu plus grand que Dieu : animal

Plaisirs incommensurables : qui vous refuserait?
Peurs insurmontables : qui vous confronterait?
Qui opterait pour le choix non-calculé?
Qui adopterait l’enfant non-planifié?

Pas moi! Pas l’homme raisonnable!

Pas le monde sensé au sein duquel nous vivons
Et encore moins les bureaucrates avisés qui nous quantifient
Surtout pas les scientifiques éperdus d’une matière inhumaine
Moins que tous : les bien-pensants qui trônent sur leur propre âme

Mais vains, tellement vains…

Osent-ils penser à demain? Peut-être
À après-demain? Jamais!
Demain est tellement loin, après-demain est un leurre
Après-demain est le royaume exclusif des rêveurs

Eh bien, rêveurs de ce monde, éveillons-nous!
Prônons la véracité plutôt que l’épanouissement!
Adoptons le futur plutôt que son anticipation!
La chair fraîche a tellement meilleur goût!

Mais la honte est lourde à porter
Sa voie ne garantit aucun oasis

Anonymes, opprimées, méprisées, banalisées
Les vraies victimes de ce monde ne sont jamais des victimes
Autrement, nous ne saurions pas qu’elles le sont!
Sauf en croisant leurs yeux dans la rue, un instant

Un instant inoubliable, un instant fatal
Un instant éternel, un instant intemporel
Un instant qui fracasse les certitudes
Un instant qui inspire la folie

Ou le bon sens, si on n’est pas bien-pensant

Quel paradoxe savoureux que d’admirer la jeunesse occidentale
Fière dénonciatrice de la proéminence économique
Elle n’aspire qu’à lui succéder bêtement
Comme les bolchéviques au tsar, comme Ève à Dieu!

Je serais prêt à mourir pour suivre ces apôtres du malheur
Je serais prêt à tuer pour idolâtrer ces champions de la justice
La modernité est experte à supprimer les obstacles
Seule subsiste cette chose, scientifiquement incongrue : la conscience

Quel esclave volontaire suis-je?!
Je soumets mes plus belles idées à ces pensées inconsistantes
Je filtre mes meilleures hypothèses en fonction de cette absurdité
Et pourtant, mon sang abreuve toujours mon cerveau

Et pourtant, ma raison éclaire toujours les cieux

Et pourtant, je sais que la vérité réside là où on l’attend
Mais pas où on la désire
La souffrance et la mort sont les bienvenues
Dans un monde où seuls les tourments peuvent éveiller les endormis

Dont je suis

vendredi 23 avril 2010

Les seigneurs du capital (suite)



Les trois premières minutes de cette vidéo constitue, en quelque sorte, la réplique que ferait Milton Friedman à mon texte précédent. Je résume l’argument brièvement : si nos aspirations égalitaires font en sorte que l’on redistribue la richesse dans le but d’égaliser la condition financière des enfants, pourquoi accepte-t-on que les enfants les plus talentueux soient favorisés par une éducation spéciale (l’exemple de la vidéo est celui des enfants doués pour la musique). Si le but est d’égaliser les chances des enfants, quelle différence voit-on entre de meilleures chances dues à une supériorité financière héritée des parents et de meilleures chances dues à une supériorité génétique elle aussi héritée des parents?

En une phrase, je dirais : la richesse est une construction humaine alors que le talent est une condition naturelle, il est donc parfaitement sensé que nous puissions et voulions agir sur l’une mais pas sur l’autre. Si nos aspirations égalitaires nous incitent à stimuler le talent chez ceux qui n’en ont pas et à réprimer le talent chez les plus doués, nous agissons à l’encontre des données naturelles. Ce serait comme construire une maison sur du sable en refusant de reconnaître que certains terrains sont supérieurs à d’autres : face à la nature, l’humain ne peut pas dicter de nouvelles règles, il doit s’adapter. De son côté, la richesse n’est pas une telle condition naturelle; elle peut être redistribuée sans être dénaturée. La richesse redistribuée à un enfant pauvre n’est pas moins de la richesse que la richesse produite par le travail. À l’inverse, si on envoie les enfants les moins doués dans les écoles spécialisées et qu’on néglige les enfants doués, le talent disparaît effectivement. La distinction est évidente et l’argument de Friedman, dans la mesure où il est exprimé, me semble sophiste.

Mais l’argument pourrait être approfondi pour mitiger cette distinction en faisant valoir que le droit à la propriété est un droit naturel, et qu’il est donc également contre-nature d’égaliser la richesse que d’égaliser le talent. Je m’oppose à cette notion précisément à cause des raisons que j’ai exposées dans mon texte précédent : le droit à la propriété est naturel dans un cadre individuel mais, dans un cadre intergénérationnel, il est injuste. Si on estime que le caractère naturel du droit à la propriété s’étend non seulement à la richesse produite mais aussi à la richesse héritée, en quoi les droits des monarques ne seraient pas naturels? Si les inégalités de naissance justifiables ne sont pas constituées seulement des données biologiques inaltérables mais aussi des avantages sociaux protégés par la loi, il est tout-à-fait arbitraire de fixer la frontière du droit naturel à la propriété privée plutôt qu’aux titres féodaux. Les philosophes du passé défendaient la monarchie à l’aide du même argument que Friedman : nous sommes essentiellement inégaux, un système essentiellement inégalitaire n’est donc pas injuste.

Pourtant, il reste à démontrer que la justice soit autre chose que l’égalité ou que l’inégalité méritée. L’inégalité sans mérite est indéfendable dans la mesure où la justice dépasse la simple acceptation d’un statu quo non-violent. Je n’ai aucune critique à l’encontre d’un self-made man; tant mieux pour Bill Gates si Microsoft l’a rendu milliardaire! Par contre, ses enfants bénéficieront d’une proéminence sociale extrêmement importante sans l’avoir méritée le moins du monde. L’écart de naissance entre l’enfant de Bill Gates et un enfant pauvre est, d’un point de vue strictement concret, comparable à celui qui séparait un serf et un petit seigneur médiéval. Cela étant dit, je ne veux pas exagérer la similarité entre la propriété privée et la monarchie. Là où les avantages sociaux de la monarchie relevaient d’une coercition physique, ceux de la propriété privée relèvent d’une incitation économique : il y a un progrès incontestable à passer d’une forme de pouvoir à l’autre. Cependant, lorsque les capitalistes affirment que toute autre forme d’égalisation serait injuste, et donc que toutes les inégalités actuelles sont parfaitement justifiables, ils donnent raison aux socialistes qui demandent plus d’égalité. Je partage la critique capitaliste selon laquelle l’ampleur et certaines modalités de l’égalité prônées par les socialistes sont injustes – car elles ne correspondent pas avec le mérite – mais il ne fait aucun doute que certaines inégalités actuelles sont injustes pour la même raison.

Je suis conscient que le capitalisme ne prétend pas que son système fasse correspondre la richesse avec le mérite : il est fondé sur la notion que cette correspondance est impossible, et que la liberté procure un plus grand bonheur individuel et collectif que l’égalité. De même, le socialisme n’invoque pas le mérite : il est fondé sur le principe que la société est responsable de ses membres, et que les besoins des plus défavorisés doivent être comblés par la collectivité. Cependant, si on considère ces idées plus en profondeur, il est clair que l’une et l’autre sont ultimement fondées sur un sens du mérite. Les capitalistes estiment que tout effort coercitif de l’État pour faire correspondre le mérite et la richesse est contreproductif; ceci implique que le capitalisme soit le système dont la non-correspondance entre mérite et richesse est la moins grave. Quoi qu’en soient les fondements théoriques, le caractère persuasif d’une doctrine économique relève toujours de notre croyance en sa tendance à faire correspondre mérite et richesse. Même les socialistes s’appuient sur cette correspondance, c’est seulement leur conception du mérite qui est altérée : ils estiment que ceux qui ne produisent rien possèdent tout de même un certain mérite fondé sur leurs épreuves personnelles et ils estiment que ceux qui offrent ce que le marché demande intensément ne méritent pas une richesse immense. Je ne désire pas faire ici le débat à savoir ce qu’est le mérite, je me contente de faire valoir une chose qui ne l’est pas : naître.

samedi 17 avril 2010

Les seigneurs du capital


La richesse n’est pas la même chose que le capital. La richesse est la quantité d’argent que l’on possède. Ainsi, les pauvres ont une richesse très faible, la classe moyenne a une richesse modérée et les riches ont une grande richesse. De son côté, le capital est une forme de richesse particulière : il est une richesse convertie en moyens de production destinés à produire plus de richesse. Ainsi, tout capital est de la richesse mais toute richesse n’est pas du capital. Si on observe l’ensemble de la société contemporaine, on constate que les plus riches ne possèdent qu’une fraction de la richesse totale mais qu’ils contrôlent le grand capital de façon quasiment exclusive. Bien que la classe moyenne détienne aujourd’hui une part significative du capital par l’entremise de ses fonds de pension, son influence effective est minimale car la masse d’individus qui la compose n’est pas impliquée ni concertée. De la même façon que l’influence du monde politique est concentrée entre les mains des médias et des groupes de pression, l’influence du monde financier est concentrée entre les mains des plus riches et de leurs gestionnaires.

Face à cette réalité, deux visions également dénuées de nuance se confrontent. D’un côté, les apologètes du capitalisme pur jugent que cette distribution de la richesse est naturelle et sans conséquence. De l’autre côté, les dénonciateurs du capitalisme condamnent une ploutocratie toute-puissante qui tyrannise la démocratie. Je crois qu’une étude sociologique non-biaisée par des présupposés idéologiques conclura plutôt que la réalité économique contemporaine est mitoyenne entre ces deux visions dichotomiques. La concentration du capital entre les mains d’une minorité privilégiée n’est pas sans conséquence, mais ces conséquences ne s’apparentent pas à la tyrannie. Tout système, aussi juste soit-il, est dirigé par une élite. Les élites anciennes étaient composées de guerriers et de prêtres, qui furent remplacées par des élites de marchands et de banquiers à la fin du Moyen-âge, que la démocratie aspire à remplacer par des élites de rhétoriciens populaires. Une conception plus technocratique de la démocratie aspire à ce que les élites soient composées d’experts accrédités. Lorsqu’une personne réaliste dénonce l’élitisme, elle est bien consciente qu’il existera toujours une élite sous une forme ou sous une autre ; sa dénonciation porte plutôt sur le caractère injuste de l’élite actuelle. La question est donc à savoir dans quelle mesure le contrôle du capital constitue une élite financière dominante et à savoir si une telle élite est juste.

Au sein de tout régime politique que ce soit, le pouvoir se divise en trois formes : la force, la gloire et la richesse. Chaque régime priorise l’influence de l’une de ces formes ; la monarchie traditionnelle priorise la force, le capitalisme libéral priorise la richesse et le socialisme populaire priorise la gloire. La forme de pouvoir priorisée n’annule pas l’influence des autres formes, son importance relative est simplement accentuée. La richesse constitue donc toujours un pouvoir politique significatif, mais son influence varie en fonction du régime en place. Si on considère l’ensemble des régimes occidentaux contemporains, un hybride de capitalisme et de socialisme se présente à l’esprit sans que l’on puisse distinguer clairement lequel a primé au cours du XXe siècle. Il est faux d’affirmer que le capitalisme domine les régimes politiques : la panoplie de mesures socialistes adoptées depuis un siècle est la preuve du contraire. Cependant, il ne faut pas croire que l’influence du capital soit disparue pour autant. Si les riches ont effectivement perdu leur proéminence politique en tant que classe sociale, ils ont préservé une bonne part de leurs privilèges personnels. Pour l’enfant d’un milliardaire, devenir ministre est un hobby facile – dans la mesure où il a un minimum d’esprit – alors que, pour l’enfant d’un ouvrier, cette même ambition est un exploit extraordinaire.

Selon l’idéal capitaliste, la richesse est déterminée par le mérite. La chance joue aussi un rôle mais celle-ci est égalitaire de la même façon qu’une loterie est un processus équitable. Ainsi, c’est le mérite et la prise de risque qui feraient en sorte que tel individu est riche alors que tel autre individu est pauvre. Il ne fait aucun doute qu’un individu talentueux et travailleur aura plus de facilité à s’enrichir, et donc que le mérite est effectivement un facteur de la richesse, mais, contrairement à la fiction capitaliste, la prise de risque n’est pas le seul autre facteur. L’héritage familial, autant au plan financier qu’aux plans intellectuel et relationnel, joue un rôle déterminant. Non seulement l’enfant riche est favorisé par la surabondance de ressources disponibles pour accéder aux meilleures institutions académiques, il bénéficie en plus d’un cadre moral l’incitant aux plus hautes ambitions et d’un réseau de contacts préétabli par la carrière de ses parents. On se doit de reconnaître qu’un tel avantage, considéré d’un point de vue intergénérationnel, est essentiellement féodal.

En effet, tout comme les aristocrates médiévaux, les seigneurs du capital occupent une position supérieure qui est due à leur naissance. Ce n’est pas nier tout mérite aux aristocrates modernes que d’affirmer une telle chose ; les fondateurs des grandes familles furent des individus hautement méritants, comme c’était le cas pour les seigneurs médiévaux. Là où le caractère de leur position est aristocratique est strictement au niveau intergénérationnel, au niveau du pouvoir acquis sans mérite par les héritiers. Le problème qui résulte de cette injustice ne se limite pas à la disjonction entre le mérite et la richesse, il se pose aussi par rapport à l’accumulation infinie que l’héritage rend possible. Là où l’enfant d’un parent glorieux ne bénéficiera que d’une fraction de la gloire de son parent, et où la gloire s’effrite sous l’effet du passage du temps, la richesse d’un parent peut être transmise à son enfant dans son entièreté, et la richesse accumulée se transforme en capital qui multiplie la richesse. Il est certes aisé de repérer des contre-exemples où un héritier a dilapidé la fortune de ses parents, mais un pouvoir n’a pas à être invincible pour être fondamentalement aristocratique. Ces seigneurs qui, sans mérite autre que leur naissance, verront leur grand pouvoir s’agrandir tout au long de leur vie – à moins d’une maladresse ou d’une malchance exceptionnelle – sont certainement moins puissants que ne l’étaient les aristocrates médiévaux mais l’essence de leur pouvoir est la même. Autant que nous jugeons les aristocraties médiévales comme anachroniques parce que leurs privilèges étaient acquis par la naissance, je n’ai aucun doute que les penseurs du futur lointain jugeront les seigneurs du capital de même.

Autant qu’il était difficile à l’esprit médiéval d’imaginer un système alternatif, il est difficile à l’esprit contemporain d’imaginer comment contrer les effets injustes des héritages. La seule solution s’adressant spécifiquement à ce problème est un impôt sur l’héritage, mais celui-ci est à la fois injuste et impraticable. Il est injuste car il est naturel et tout-à-fait moral que des parents accumulent de la richesse dans le but de garantir un bel avenir à leurs enfants ; les enfants des autres n’en sont pas directement pénalisés, ils ne le sont qu’indirectement lorsque leurs propres parents ne sont pas aussi prévenants. Il est impraticable parce qu’il existe une panoplie de moyens pour transmettre sa richesse à ses enfants autrement que par un héritage formel ; ira-t-on jusqu’à interdire les dons entre parents et enfants? Les héritages présentent ainsi un dilemme insoluble : ils sont injustes, mais leur abolition serait une injustice plus grande encore. Il faut donc les accepter comme un moindre mal.

Accepter les héritages tout en reconnaissant leur caractère injuste comporte une conséquence importante : le droit à la propriété en sort écorché. Les fondements moraux du droit à la propriété reposent sur la notion que celui qui travaille est celui qui a droit aux fruits de ce travail. Ainsi, si on prend possession des fruits du travail d’autrui, on le vole. C’est selon ce principe que les capitalistes les plus radicaux s’opposent aux impôts. Si on défend la plénitude du droit à la propriété en prétendant que l’héritage n’est pas injuste, c’est l’ensemble des droits de l’homme que l’on remet en question. Je veux dire que, si on juge qu’une distribution de la richesse par la naissance est juste, on relativise complètement le fondement de tous les droits individuels, à savoir l’égalité devant la loi. S’il est juste que certains naissent dans l’opulence alors que certains naissent dans la misère, il est juste que certains naissent rois alors que certains naissent esclaves. La comparaison n’est pas parfaite car le monarchisme et l’esclavagisme sanctionnent la possession d’individus alors que le capitalisme ne sanctionne que la possession d’objets mais la problématique relève de la même logique morale : les monarques estimaient que leur royaume était leur propriété personnelle en vertu de leur naissance, de même pour les esclavagistes face à leurs esclaves.

Il n’est pas question d’imposer une égalité économique à tous les citoyens ; il n’est pas question d’une égalité de résultat mais seulement d’une égalité des chances. L’égalité devant la loi signifie que chacun soit traité également, que chacun possède les mêmes droits mais que chacun sera traité différemment s’il agit différemment. L’héritage constitue une contradiction à ce principe puisque la loi protège l’immense fortune des héritiers alors qu’elle est indifférente aux enfants pauvres ; pourtant, les uns et les autres n’ont pas agit différemment ; ils n’ont aucun écart de mérite. C’est pourquoi je dis que l’injustice de l’héritage doit être conçue comme un mal nécessaire ayant pour effet de relativiser le droit à la propriété. Je ne prône pas le socialisme : je crois que la propriété publique est contre-productive, même à l’égard des fins publiques. Cependant, la propriété privée, si elle doit être juste, doit être redistribuée de façon à contrebalancer les injustices des héritages.

L’idéal à poursuivre est celui où chaque citoyen s’élance dans la vie avec des chances relativement égales et où son succès est déterminé principalement par son mérite personnel. Les seigneurs du capital incarnent l’antithèse radicale de cet idéal ; le capitalisme, pour être juste, ne doit pas être apeuré à l’idée de briser les oligarques de façon à assurer une propriété privée équitable. Je termine sur cette excellente citation de G. K. Chesterton : « Trop de capitalisme, ce n’est pas trop de capitalistes, c’est pas assez de capitalistes! »