vendredi 23 avril 2010

Les seigneurs du capital (suite)



Les trois premières minutes de cette vidéo constitue, en quelque sorte, la réplique que ferait Milton Friedman à mon texte précédent. Je résume l’argument brièvement : si nos aspirations égalitaires font en sorte que l’on redistribue la richesse dans le but d’égaliser la condition financière des enfants, pourquoi accepte-t-on que les enfants les plus talentueux soient favorisés par une éducation spéciale (l’exemple de la vidéo est celui des enfants doués pour la musique). Si le but est d’égaliser les chances des enfants, quelle différence voit-on entre de meilleures chances dues à une supériorité financière héritée des parents et de meilleures chances dues à une supériorité génétique elle aussi héritée des parents?

En une phrase, je dirais : la richesse est une construction humaine alors que le talent est une condition naturelle, il est donc parfaitement sensé que nous puissions et voulions agir sur l’une mais pas sur l’autre. Si nos aspirations égalitaires nous incitent à stimuler le talent chez ceux qui n’en ont pas et à réprimer le talent chez les plus doués, nous agissons à l’encontre des données naturelles. Ce serait comme construire une maison sur du sable en refusant de reconnaître que certains terrains sont supérieurs à d’autres : face à la nature, l’humain ne peut pas dicter de nouvelles règles, il doit s’adapter. De son côté, la richesse n’est pas une telle condition naturelle; elle peut être redistribuée sans être dénaturée. La richesse redistribuée à un enfant pauvre n’est pas moins de la richesse que la richesse produite par le travail. À l’inverse, si on envoie les enfants les moins doués dans les écoles spécialisées et qu’on néglige les enfants doués, le talent disparaît effectivement. La distinction est évidente et l’argument de Friedman, dans la mesure où il est exprimé, me semble sophiste.

Mais l’argument pourrait être approfondi pour mitiger cette distinction en faisant valoir que le droit à la propriété est un droit naturel, et qu’il est donc également contre-nature d’égaliser la richesse que d’égaliser le talent. Je m’oppose à cette notion précisément à cause des raisons que j’ai exposées dans mon texte précédent : le droit à la propriété est naturel dans un cadre individuel mais, dans un cadre intergénérationnel, il est injuste. Si on estime que le caractère naturel du droit à la propriété s’étend non seulement à la richesse produite mais aussi à la richesse héritée, en quoi les droits des monarques ne seraient pas naturels? Si les inégalités de naissance justifiables ne sont pas constituées seulement des données biologiques inaltérables mais aussi des avantages sociaux protégés par la loi, il est tout-à-fait arbitraire de fixer la frontière du droit naturel à la propriété privée plutôt qu’aux titres féodaux. Les philosophes du passé défendaient la monarchie à l’aide du même argument que Friedman : nous sommes essentiellement inégaux, un système essentiellement inégalitaire n’est donc pas injuste.

Pourtant, il reste à démontrer que la justice soit autre chose que l’égalité ou que l’inégalité méritée. L’inégalité sans mérite est indéfendable dans la mesure où la justice dépasse la simple acceptation d’un statu quo non-violent. Je n’ai aucune critique à l’encontre d’un self-made man; tant mieux pour Bill Gates si Microsoft l’a rendu milliardaire! Par contre, ses enfants bénéficieront d’une proéminence sociale extrêmement importante sans l’avoir méritée le moins du monde. L’écart de naissance entre l’enfant de Bill Gates et un enfant pauvre est, d’un point de vue strictement concret, comparable à celui qui séparait un serf et un petit seigneur médiéval. Cela étant dit, je ne veux pas exagérer la similarité entre la propriété privée et la monarchie. Là où les avantages sociaux de la monarchie relevaient d’une coercition physique, ceux de la propriété privée relèvent d’une incitation économique : il y a un progrès incontestable à passer d’une forme de pouvoir à l’autre. Cependant, lorsque les capitalistes affirment que toute autre forme d’égalisation serait injuste, et donc que toutes les inégalités actuelles sont parfaitement justifiables, ils donnent raison aux socialistes qui demandent plus d’égalité. Je partage la critique capitaliste selon laquelle l’ampleur et certaines modalités de l’égalité prônées par les socialistes sont injustes – car elles ne correspondent pas avec le mérite – mais il ne fait aucun doute que certaines inégalités actuelles sont injustes pour la même raison.

Je suis conscient que le capitalisme ne prétend pas que son système fasse correspondre la richesse avec le mérite : il est fondé sur la notion que cette correspondance est impossible, et que la liberté procure un plus grand bonheur individuel et collectif que l’égalité. De même, le socialisme n’invoque pas le mérite : il est fondé sur le principe que la société est responsable de ses membres, et que les besoins des plus défavorisés doivent être comblés par la collectivité. Cependant, si on considère ces idées plus en profondeur, il est clair que l’une et l’autre sont ultimement fondées sur un sens du mérite. Les capitalistes estiment que tout effort coercitif de l’État pour faire correspondre le mérite et la richesse est contreproductif; ceci implique que le capitalisme soit le système dont la non-correspondance entre mérite et richesse est la moins grave. Quoi qu’en soient les fondements théoriques, le caractère persuasif d’une doctrine économique relève toujours de notre croyance en sa tendance à faire correspondre mérite et richesse. Même les socialistes s’appuient sur cette correspondance, c’est seulement leur conception du mérite qui est altérée : ils estiment que ceux qui ne produisent rien possèdent tout de même un certain mérite fondé sur leurs épreuves personnelles et ils estiment que ceux qui offrent ce que le marché demande intensément ne méritent pas une richesse immense. Je ne désire pas faire ici le débat à savoir ce qu’est le mérite, je me contente de faire valoir une chose qui ne l’est pas : naître.