samedi 17 avril 2010

Les seigneurs du capital


La richesse n’est pas la même chose que le capital. La richesse est la quantité d’argent que l’on possède. Ainsi, les pauvres ont une richesse très faible, la classe moyenne a une richesse modérée et les riches ont une grande richesse. De son côté, le capital est une forme de richesse particulière : il est une richesse convertie en moyens de production destinés à produire plus de richesse. Ainsi, tout capital est de la richesse mais toute richesse n’est pas du capital. Si on observe l’ensemble de la société contemporaine, on constate que les plus riches ne possèdent qu’une fraction de la richesse totale mais qu’ils contrôlent le grand capital de façon quasiment exclusive. Bien que la classe moyenne détienne aujourd’hui une part significative du capital par l’entremise de ses fonds de pension, son influence effective est minimale car la masse d’individus qui la compose n’est pas impliquée ni concertée. De la même façon que l’influence du monde politique est concentrée entre les mains des médias et des groupes de pression, l’influence du monde financier est concentrée entre les mains des plus riches et de leurs gestionnaires.

Face à cette réalité, deux visions également dénuées de nuance se confrontent. D’un côté, les apologètes du capitalisme pur jugent que cette distribution de la richesse est naturelle et sans conséquence. De l’autre côté, les dénonciateurs du capitalisme condamnent une ploutocratie toute-puissante qui tyrannise la démocratie. Je crois qu’une étude sociologique non-biaisée par des présupposés idéologiques conclura plutôt que la réalité économique contemporaine est mitoyenne entre ces deux visions dichotomiques. La concentration du capital entre les mains d’une minorité privilégiée n’est pas sans conséquence, mais ces conséquences ne s’apparentent pas à la tyrannie. Tout système, aussi juste soit-il, est dirigé par une élite. Les élites anciennes étaient composées de guerriers et de prêtres, qui furent remplacées par des élites de marchands et de banquiers à la fin du Moyen-âge, que la démocratie aspire à remplacer par des élites de rhétoriciens populaires. Une conception plus technocratique de la démocratie aspire à ce que les élites soient composées d’experts accrédités. Lorsqu’une personne réaliste dénonce l’élitisme, elle est bien consciente qu’il existera toujours une élite sous une forme ou sous une autre ; sa dénonciation porte plutôt sur le caractère injuste de l’élite actuelle. La question est donc à savoir dans quelle mesure le contrôle du capital constitue une élite financière dominante et à savoir si une telle élite est juste.

Au sein de tout régime politique que ce soit, le pouvoir se divise en trois formes : la force, la gloire et la richesse. Chaque régime priorise l’influence de l’une de ces formes ; la monarchie traditionnelle priorise la force, le capitalisme libéral priorise la richesse et le socialisme populaire priorise la gloire. La forme de pouvoir priorisée n’annule pas l’influence des autres formes, son importance relative est simplement accentuée. La richesse constitue donc toujours un pouvoir politique significatif, mais son influence varie en fonction du régime en place. Si on considère l’ensemble des régimes occidentaux contemporains, un hybride de capitalisme et de socialisme se présente à l’esprit sans que l’on puisse distinguer clairement lequel a primé au cours du XXe siècle. Il est faux d’affirmer que le capitalisme domine les régimes politiques : la panoplie de mesures socialistes adoptées depuis un siècle est la preuve du contraire. Cependant, il ne faut pas croire que l’influence du capital soit disparue pour autant. Si les riches ont effectivement perdu leur proéminence politique en tant que classe sociale, ils ont préservé une bonne part de leurs privilèges personnels. Pour l’enfant d’un milliardaire, devenir ministre est un hobby facile – dans la mesure où il a un minimum d’esprit – alors que, pour l’enfant d’un ouvrier, cette même ambition est un exploit extraordinaire.

Selon l’idéal capitaliste, la richesse est déterminée par le mérite. La chance joue aussi un rôle mais celle-ci est égalitaire de la même façon qu’une loterie est un processus équitable. Ainsi, c’est le mérite et la prise de risque qui feraient en sorte que tel individu est riche alors que tel autre individu est pauvre. Il ne fait aucun doute qu’un individu talentueux et travailleur aura plus de facilité à s’enrichir, et donc que le mérite est effectivement un facteur de la richesse, mais, contrairement à la fiction capitaliste, la prise de risque n’est pas le seul autre facteur. L’héritage familial, autant au plan financier qu’aux plans intellectuel et relationnel, joue un rôle déterminant. Non seulement l’enfant riche est favorisé par la surabondance de ressources disponibles pour accéder aux meilleures institutions académiques, il bénéficie en plus d’un cadre moral l’incitant aux plus hautes ambitions et d’un réseau de contacts préétabli par la carrière de ses parents. On se doit de reconnaître qu’un tel avantage, considéré d’un point de vue intergénérationnel, est essentiellement féodal.

En effet, tout comme les aristocrates médiévaux, les seigneurs du capital occupent une position supérieure qui est due à leur naissance. Ce n’est pas nier tout mérite aux aristocrates modernes que d’affirmer une telle chose ; les fondateurs des grandes familles furent des individus hautement méritants, comme c’était le cas pour les seigneurs médiévaux. Là où le caractère de leur position est aristocratique est strictement au niveau intergénérationnel, au niveau du pouvoir acquis sans mérite par les héritiers. Le problème qui résulte de cette injustice ne se limite pas à la disjonction entre le mérite et la richesse, il se pose aussi par rapport à l’accumulation infinie que l’héritage rend possible. Là où l’enfant d’un parent glorieux ne bénéficiera que d’une fraction de la gloire de son parent, et où la gloire s’effrite sous l’effet du passage du temps, la richesse d’un parent peut être transmise à son enfant dans son entièreté, et la richesse accumulée se transforme en capital qui multiplie la richesse. Il est certes aisé de repérer des contre-exemples où un héritier a dilapidé la fortune de ses parents, mais un pouvoir n’a pas à être invincible pour être fondamentalement aristocratique. Ces seigneurs qui, sans mérite autre que leur naissance, verront leur grand pouvoir s’agrandir tout au long de leur vie – à moins d’une maladresse ou d’une malchance exceptionnelle – sont certainement moins puissants que ne l’étaient les aristocrates médiévaux mais l’essence de leur pouvoir est la même. Autant que nous jugeons les aristocraties médiévales comme anachroniques parce que leurs privilèges étaient acquis par la naissance, je n’ai aucun doute que les penseurs du futur lointain jugeront les seigneurs du capital de même.

Autant qu’il était difficile à l’esprit médiéval d’imaginer un système alternatif, il est difficile à l’esprit contemporain d’imaginer comment contrer les effets injustes des héritages. La seule solution s’adressant spécifiquement à ce problème est un impôt sur l’héritage, mais celui-ci est à la fois injuste et impraticable. Il est injuste car il est naturel et tout-à-fait moral que des parents accumulent de la richesse dans le but de garantir un bel avenir à leurs enfants ; les enfants des autres n’en sont pas directement pénalisés, ils ne le sont qu’indirectement lorsque leurs propres parents ne sont pas aussi prévenants. Il est impraticable parce qu’il existe une panoplie de moyens pour transmettre sa richesse à ses enfants autrement que par un héritage formel ; ira-t-on jusqu’à interdire les dons entre parents et enfants? Les héritages présentent ainsi un dilemme insoluble : ils sont injustes, mais leur abolition serait une injustice plus grande encore. Il faut donc les accepter comme un moindre mal.

Accepter les héritages tout en reconnaissant leur caractère injuste comporte une conséquence importante : le droit à la propriété en sort écorché. Les fondements moraux du droit à la propriété reposent sur la notion que celui qui travaille est celui qui a droit aux fruits de ce travail. Ainsi, si on prend possession des fruits du travail d’autrui, on le vole. C’est selon ce principe que les capitalistes les plus radicaux s’opposent aux impôts. Si on défend la plénitude du droit à la propriété en prétendant que l’héritage n’est pas injuste, c’est l’ensemble des droits de l’homme que l’on remet en question. Je veux dire que, si on juge qu’une distribution de la richesse par la naissance est juste, on relativise complètement le fondement de tous les droits individuels, à savoir l’égalité devant la loi. S’il est juste que certains naissent dans l’opulence alors que certains naissent dans la misère, il est juste que certains naissent rois alors que certains naissent esclaves. La comparaison n’est pas parfaite car le monarchisme et l’esclavagisme sanctionnent la possession d’individus alors que le capitalisme ne sanctionne que la possession d’objets mais la problématique relève de la même logique morale : les monarques estimaient que leur royaume était leur propriété personnelle en vertu de leur naissance, de même pour les esclavagistes face à leurs esclaves.

Il n’est pas question d’imposer une égalité économique à tous les citoyens ; il n’est pas question d’une égalité de résultat mais seulement d’une égalité des chances. L’égalité devant la loi signifie que chacun soit traité également, que chacun possède les mêmes droits mais que chacun sera traité différemment s’il agit différemment. L’héritage constitue une contradiction à ce principe puisque la loi protège l’immense fortune des héritiers alors qu’elle est indifférente aux enfants pauvres ; pourtant, les uns et les autres n’ont pas agit différemment ; ils n’ont aucun écart de mérite. C’est pourquoi je dis que l’injustice de l’héritage doit être conçue comme un mal nécessaire ayant pour effet de relativiser le droit à la propriété. Je ne prône pas le socialisme : je crois que la propriété publique est contre-productive, même à l’égard des fins publiques. Cependant, la propriété privée, si elle doit être juste, doit être redistribuée de façon à contrebalancer les injustices des héritages.

L’idéal à poursuivre est celui où chaque citoyen s’élance dans la vie avec des chances relativement égales et où son succès est déterminé principalement par son mérite personnel. Les seigneurs du capital incarnent l’antithèse radicale de cet idéal ; le capitalisme, pour être juste, ne doit pas être apeuré à l’idée de briser les oligarques de façon à assurer une propriété privée équitable. Je termine sur cette excellente citation de G. K. Chesterton : « Trop de capitalisme, ce n’est pas trop de capitalistes, c’est pas assez de capitalistes! »