mardi 26 octobre 2010

Contre la laïcité

Publié dans l'édition d'octobre 2010 du Pigeon Dissident, à la page 17.


Aux côtés du suffrage universel, de la liberté d’expression et de l’égalité devant la loi, on cite parfois la séparation de l’Église et de l’État parmi les principes fondamentaux de la démocratie. On qualifie ce principe de « laïcité ». Si on entend que l’État ne doit pas être dominé par une religion qui utilise son pouvoir pour tyranniser les citoyens, il va de soi qu’il s’agit effectivement d’un principe démocratique fondamental. Cependant, si on entend que l’État doit être purgé de toute valeur religieuse, voire de toute référence religieuse, il s’agit d’un principe qui n’a rien de démocratique. Si l’État purge les valeurs et les références religieuses, il n’est pas un État neutre face à la religion : il est un État qui milite pour l’athéisme. C’est à cette conception de la laïcité que je m’oppose.


L’histoire occidentale en général et l’histoire québécoise en particulier sont marquées par l’oppression d’institutions religieuses ayant prétendu que leurs valeurs étaient moralement objectives, et donc indiscutables. Ces prétentions ont mené à de nombreuses guerres religieuses; c’est suite à ces tueries que la laïcité fut progressivement instaurée dans le but d’éviter les pires violences. Cependant, les guerres idéologiques du XXe siècle ont démontré que les idéologies laïques ne sont pas moins dangereuses que les religions, et donc que la laïcité n’est aucunement garante de la paix sociale. Toute décision politique est ultimement idéologique ; il n’existe pas une telle chose qu’une décision politique purement pragmatique. La mise en œuvre d’une décision peut être pragmatique mais une décision politique à proprement parler est forcément idéologique. Une décision politique est toujours fondée sur des visées; ces visées ne sont jamais objectives puisque toutes les idéologies et toutes les institutions qui les portent sont subjectives. Que ces visées soient athées ou religieuses n’affecte aucunement leur légitimité démocratique car les unes comme les autres relèvent des croyances sociopolitiques de citoyens ayant un droit égal à ce que leur subjectivité morale soit reconnue. Dans le but de clarifier le caractère idéologique des décisions politiques, je présente un exemple de lutte entre deux idéologies laïques :

L’une des visées de l’idéologie féministe est d’augmenter la proportion de femmes présentes sur le marché du travail. L’idéologie traditionnaliste soutient au contraire que la présence des mères auprès des jeunes enfants est nécessaire pour leur assurer une éducation décente. Ces deux idéologies sont opposées mais leur légitimité est égale car aucune n’est tyrannique en soi ; elles sont des croyances socioculturelles. Néanmoins, ces idéologies sont tyranniques si elles prennent le contrôle de l’État pour forcer tous les citoyens à s’y conformer : si le traditionalisme interdit aux femmes d’intégrer le marché du travail ou si le féminisme interdit aux femmes de s’investir dans le foyer. À mi-chemin entre la liberté et la tyrannie, il y a les pénalités et les récompenses publiques : L’État qui taxe les citoyens de façon à favoriser le mode de vie de ceux qui partagent son idéologie.

Actuellement, l’idéologie féministe prime sur l’idéologie traditionnaliste dans l’État québécois. Un État souhaitant venir en aide aux familles sans favoriser l’une de ces deux idéologies verserait l’entièreté des pensions familiales directement aux familles, celles-ci seraient ainsi libres d’attribuer les montants reçus soit pour payer les frais de garde des enfants soit pour compenser le salaire du parent qui garde les enfants lui-même. Le féminisme s’oppose à cette politique puisque le parent qui garde les enfants est généralement la mère, ce qui diminue la proportion de femmes sur le marché du travail. Ainsi, pour altérer ce phénomène social, une grande proportion des fonds publics destinés à l’aide aux familles est attribuée aux Centres de la petite enfance (CPE), ce qui incite les parents à utiliser leurs services car leurs frais d’utilisation sont nettement inférieurs à leurs coûts réels. Les parents qui souhaitent garder leurs enfants eux-mêmes sont pénalisés en recevant une moindre part de leurs cotisations fiscales ; cette pénalité peut avoir pour effet, par la force des nécessités économiques, d’empêcher ces parents d’adopter le mode de vie qu’ils désirent. À l’inverse, si l’idéologie traditionnaliste primait dans l’État québécois, une taxe serait imposée sur les frais de garde, ce qui pénaliserait les familles dont les deux parents souhaitent intégrer le marché du travail.

Je cite les CPE car ils constituent un excellent exemple de politique publique qui, à première vue, peut sembler pragmatique mais qui est, en réalité, fondamentalement idéologique. Cependant, il ne s’agit aucunement d’un cas isolé. La totalité des décisions politiques – les dépenses sociales autant que les lois pénales – relèvent de choix idéologiques. Même les fonctions régaliennes de l’État (armée, police et tribunaux) sont le résultat d’un choix idéologique en ce sens qu’elles sont contraires à l’idéologie anarchiste. L’objectif de mon plaidoyer n’est pas de condamner le caractère idéologique des décisions politiques : il est de dénoncer la fausseté des prétentions « objectives » ou « pragmatiques » des décisions politiques. Ces prétentions ne visent qu’à taire les idéologies opposées, tout comme le faisait l’Église par le passé. Il n’y a rien de mal à ce qu’une décision politique soit féministe, dans la mesure où son caractère idéologique est avoué et ouvert au débat. Il n’y a rien de mal à ce qu’une décision politique soit catholique, dans la mesure où son caractère religieux est avoué et ouvert au débat.

Je souhaite être bien clair : la laïcité n’est pas complètement invalide pour autant. Les religions prétendent détenir la vérité universelle et absolue; l’utilité de la laïcité est d’assurer une vigilance de l’État face aux menaces autoritaires afférentes à cette prétention. Cependant, lorsque la laïcité cesse d’être cette vigilance face à la religion pour devenir un rejet de toute influence religieuse, elle perd sa validité. Ce faisant, elle exclut la religion pour laisser toute la place à l’idéologie, qui n’a rien d’intrinsèquement préférable à la religion. Distinguer l’idéologie et la religion laisse croire que l’idéologie est objective ; séparer l’Église et l’État laisse croire que l’État est pragmatique. L’effet de ces faussetés est d’augmenter la légitimité de l’État lorsqu’il impose ses valeurs idéologiques avec la même force qu’il imposait jadis ses valeurs religieuses tout en esquivant les résistances corrélatives. Les démocrates véritables ne doivent pas être leurrés par cet artifice; nous devons reconnaître que les idéologies autant que les religions peuvent mener à la tyrannie. Nous devons admettre les religions sur un pied d’égalité avec les idéologies : autrement, tout heureux de nous être libérés des chaînes religieuses, nous offrons nos poignets à être menottés par des chaînes idéologiques.