mercredi 19 novembre 2008

Collectivisme


Les tenants de l’individualisme sont présentement à l’offensive intellectuelle; les tenants d’une vision communautaire doivent s’excuser de ne pas prioriser l’épanouissement individuel par-dessus tout. Il est donc très rare de lire un argumentaire avoué en faveur du collectivisme. Bien qu’il nuance ses affirmations, le célèbre philosophe montréalais Charles Taylor s’affiche fermement en tant que collectiviste dans cet extrait de son livre Hegel et la société moderne :

L’État ou la communauté vit d’une vie plus vaste; ses parties sont liées entre elles comme le sont les parties de l’organisme. Ainsi, l’individu ne sert pas des fins distinctes de lui-même; il est plutôt au service d’un objectif plus vaste qui est le fondement de son identité, car il ne peut être l’individu qu’il est que s’il participe à cette vie plus vaste. Ainsi se trouve surmontée l’opposition de l’objectif-pour-soi et de l’objectif-pour-autrui.

À cette notion de communauté comme vivante, Hegel ajoute celle de communauté comme « conscience de soi ». Et c’est cela qui, de concert avec l’emploi des mots Geist et Volkgeist, a donné naissance à l’idée que l’État hégélien (ou la communauté) est un super-individu. Mais dans un passage de RH qui propose pour la première fois le terme de « conscience de soi », Hegel indique clairement qu’il ne lui donne pas, quant à Volkgeist, le même sens que lorsqu’il s’applique à l’individu. Il s’agit plutôt, en ce cas, d’un « concept philosophique ». Comme tout Geist plus grand que l’individu, il n’a d’existence que par l’intermédiaire de ces véhicules que sont les sujets individuels concrets. Il est donc sujet d’une manière différente.

Mais pourquoi Hegel veut-il parler d’un esprit qui dépasse l’individu? Que signifie cette affirmation selon laquelle l’individu participe de façon inhérente à une vie plus grande et qu’il ne peut être qu’en agissant ainsi?

Ces idées ne nous paraissent étranges que parce que subissons l’emprise puissante de préjugés atomisants dont l’importance a été grande dans la pensée politique et dans la culture modernes. Si nous sommes capables de penser que l’individu est ce qu’il est en faisant abstraction de sa communauté, c’est que nous le pensons comme organisme. Penser à un être humain, pourtant, c’est évoquer davantage qu’un simple organisme vivant; c’est voir un être capable de penser, d’agir, de décider, d’être ému, de réagir et d’entrer en rapport avec les autres; tout cela sous-tend un langage, un monde d’appréhension du monde, d’interprétation des sentiments, de compréhension de la relation aux autres, au passé, à l’avenir, à l’absolu, etc. L’identité d’un individu est faite de sa manière particulière de se situer dans son univers culturel.

Or, un langage, ainsi que l’ensemble des distinctions qui sous-tendent notre expérience et notre mode d’interprétation du monde ne peuvent naître et grandir que par la communauté. En ce sens, ce que nous sommes, en tant qu’être humains, nous le sommes seulement dans une communauté culturelle. Peut-être pouvons-nous, ayant grandi dans une culture donnée, l’abandonner et pourtant en conserver l’essentiel. Mais un tel phénomène est exceptionnel et marginal. Les émigrés ne peuvent pas vivre pleinement leur culture et sont toujours forcés d’adopter certains des traits de leur société d’accueil. La langue et la culture vivent d’une vie qui dépasse celle de l’individu. Cette vie se passe dans la communauté. L’individu possède une culture, et donc une identité, en participant à cette vie plus vaste.

Lorsque je dis d’une langue et des distinctions afférentes qu’elles ne peuvent vivre et croître que par une communauté, je ne pense pas au langage comme moyen de communication, sorte de médium public qui nous permettrait de nous transmettre les uns aux autres une expérience qui serait entièrement d’ordre privé. Ce qui arrive plutôt c’est que notre expérience est en partie déterminée par notre manière même de l’interpréter; et cette manière est largement dépendante des expressions que notre culture nous a fournies. Mais il y a plus : certaines de nos expériences les plus importantes seraient irréalisables hors de notre société car elles se rapportent à des objets sociaux. Tels sont, par exemple, la participation à un rituel, l’engagement dans la vie politique, la célébration d’une victoire sportive remportée par l’équipe locale, le deuil d’un personnage national. Toutes ces expériences et ces émotions ont un objet essentiellement social et ne pourraient exister hors d’une société donnée.

La culture d’une société forme donc notre expérience privée et constitue notre expérience publique, laquelle se retrouve à son tour en interaction avec notre expérience privée. Il n’est donc pas exagéré de dire que nous sommes ce que nous sommes en vertu de notre participation à la vie plus vaste de la société ou, du moins, en vertu de notre immersion en elle, si, comme il arrive souvent, notre relation avec la société est de nature inconsciente ou passive.

[…]

La vie la plus heureuse et la moins aliénée, comme la vivaient les Grecs de l’antiquité, est celle où les normes et les finalités exprimées par la vie publique sont aussi les plus importantes dans la définition identitaire des membres de la société. Car en de tels cas la matrice institutionnelle qui les englobe n’est pas ressentie comme un élément étranger, mais plutôt comme l’essence, la « substance » du soi. « C’est pourquoi chacun n’a dans l’esprit universel que la certitude du soi-même, la certitude de ne rien trouver d’autre que soi-même dans l’effectivité qui est ». Et parce que la substance est soutenue par l’activité des citoyens, ils la perçoivent comme leur œuvre. « Cette substance est pareillement l’œuvre universelle qui s’engendre par l’activité de tous et de chacun comme leur unité et identité, car elle est l’être pour soi, le Soi-même, l’activité ». Vivre dans un tel État, c’est être libre. L’opposition entre nécessité sociale et liberté individuelle disparaît. « Le rationnel en tant que substantiel est nécessaire et nous sommes libres lorsque nous le reconnaissons comme loi et que nous lui obéissons comme à la substance de notre être : la volonté objective et la volonté subjective se trouvent alors réconciliées et forme la même totalité imperturbable ».


Les affirmations de la dernière partie sont étonnamment puissantes : la matrice institutionnelle (la société) doit être ressentie comme l’essence du soi et l’opposition entre nécessité sociale et liberté individuelle doit disparaître. Ces passages nous rappellent que l’idéal collectiviste n’est pas que l’ensemble de la communauté se soumette à l’autorité publique mais plutôt qu’elle soit spontanément en accord avec l’autorité publique car elle s’y reconnaît. Il n’y a alors plus de nécessité puisque ce qui serait une nécessité sociale est l’objet de la liberté spontanée des individus.

C’est un idéal qui m’apparaît comme dangereux. Bien que Taylor et Hegel reconnaissent que les individus peuvent être aliénés par leur société lorsqu’ils n’en partagent pas les buts et les normes, la concordance entre la volonté individuelle et la volonté collective reste leur idéal ultime. Cette concordance implique au moins un certain degré de non-différenciation entre les membres de la société, ce qui n’est aucunement séduisant à mon esprit (comment promeut-on une unité qui réprime les différences?). D’ailleurs, quand une définition de la liberté comporte le terme « obéissons » (comme c’est le cas dans la dernière citation de l’extrait), fusse à la rationalité, on est en droit de suspecter que cette conception de la liberté soit relative.

Néanmoins, il faut reconnaître une profondeur certaine au regard de Taylor. Ma critique des auteurs libéraux est justement cette atomisation totale qui, comme le dit Taylor, s’apparente plus à un préjugé culturel qu’à une analyse lucide. Notre identité est sans aucun doute forgée en partie par la communauté au sein de laquelle on se développe. Seulement, le fait qu’elle le soit « en partie » m’apparaît comme crucial alors que Taylor semble l’écarter sans grande considération. Nous sommes certainement des individus différents que nous serions dans une société différente mais, dans la mesure où l’on ne croit pas dans un déterminisme absolu (ce qui n’est pas le cas de Taylor, qui admire l’« autonomie radicale » qu’offre l’éthique kantienne), il faut aussi tenir compte qu’une part de notre identité serait la même peu importe le contexte culturel. Ce fondement inaltérable de notre identité, qu’on le conçoive comme génétique ou comme spirituel, mérite définitivement d’être préservé autant pour la beauté que pour le progrès que permet la diversité des individus.

Je partage donc la prémisse philosophique et la critique de Taylor à l’encontre du libéralisme. Seulement, je ne pousse pas son principe aussi loin que lui. En tenant compte de l’ensemble du parcours de vie de Charles Taylor, je crois qu’il adhère à son idéal par goût intense pour la paix. Son idéal réalisé offre une paix d’esprit encore plus profonde que toutes les paix sociales : Plus d’opposition entre « moi » et « nous », plus d’obligation sociale et plus de frustration individuelle. En acceptant l’implication automatique d’un individu dans la vie de sa communauté (ce que le libéralisme évite), Taylor n’a d’autres options pour garantir la paix que d’espérer la fin de ce qui cause des conflits à l’intérieur d’une communauté culturelle : la différence. Il ne souhaite pas que nous devenions tous des clones qui ne soient pas différenciables mais son idéal communautaire exclue les désaccords les plus fondamentaux au sujet de l’origine de l’autorité et du sens de la vie. Je crois que le communautarisme de Taylor peut être concilié à l’authentique diversité individuelle que prône le libéralisme en acceptant l’idée du conflit. Les libéraux nient l’interdépendance existentielle entre l’individu et la société, les communautaristes acceptent cette interdépendance mais n’en acceptent pas la conséquence naturelle : des conflits sociaux récurrents, voire permanents. Si on imagine l’idéal de la vie à travers l’activité des conflits plutôt qu’à travers la passivité de la paix, cette conciliation est non seulement possible mais aussi facile et réjouissante. Si on veut la paix comme Taylor, on est forcé de choisir entre le conformisme traditionnel du communautarisme ou le désengagement social du libéralisme. Dans les deux cas, il faut s’attendre à être déçu… comme pour tout espoir de voir les conflits disparaître de l’humanité.