dimanche 14 août 2011

La valeur personnelle


Lorsque vient le moment de mesurer la valeur d'une personne, soi-même ou un autre, plusieurs notions s'entremêlent dans nos esprits alors qu'elles sont fondamentalement distinctes. Ainsi, l'ambition et l'orgueil de même que l'humilité et la modestie paraissent être des termes presque synonymes, des nuances l'un par rapport à l'autre. Pourtant, l'ambition est foncièrement différente de l'orgueil et l'humilité est foncièrement différente de la modestie. Discerner ces réalités psychiques m'apparaît comme une exercice salvateur pour le développement personnel autant que pour l'intégrité morale.

L’ambition s’oppose à la modestie et l’orgueil s’oppose à l’humilité. Je commence par l’opposition entre l’ambition et la modestie. Ces deux notions concernent l’analyse d’un individu au sujet de ses capacités personnelles, de son potentiel à exercer une influence sur le monde, de l’utilité de ses aptitudes particulières. Il s’agit d’une évaluation qui, d’un point de vue social, est purement technique. C’est-à-dire que, dans un cas idéal, un individu devrait être capable de définir le niveau d’ambition ou de modestie approprié pour les autres autant que pour lui-même. Il s’agit de percevoir les capacités de chacun et de reconnaître les bienfaits relatifs qu’elles peuvent apporter à l’humanité.

Est-il préférable d’être ambitieux ou d’être modeste ? Ça dépend. Un individu aux capacités ordinaires devrait être modeste puisque, s’il est ambitieux, il risque de vivre de grandes frustrations en n’atteignant jamais ses hautes visées. Et même s’il les atteint, il ne sera pas à la hauteur de ses fonctions ; il gâchera donc des opportunités que d’autres individus auraient mieux cultivées. À titre d’exemples : Un mauvais gestionnaire qui devient directeur nuira à son entreprise ; un mauvais leader qui devient ministre nuira à sa patrie ; un mauvais soignant qui devient médecin nuira à ses patients. L’ambition mal placée peut être désastreuse. À l’inverse, si un individu aux capacités extraordinaires est modeste, il gaspille son potentiel en s’abstenant d’en offrir les bienfaits à son entourage. Combien de grands artistes n’ont jamais créé leur chef-d’œuvre culturel ? Combien de grands inventeurs n’ont jamais produit leur révolution technique ? Combien de grands penseurs n’ont jamais écrit leur édifice intellectuel ? La modestie mal placée peut être désastreuse. Ainsi, l’ambition et la modestie ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes : elles sont bonnes si elles résultent d’une évaluation correcte et lucide et elles sont mauvaises si elles résultent d’une évaluation erronée et illusoire.

Le rapport entre l’orgueil et l’humilité est complètement différent. Bien que les orgueilleux invoquent généralement leurs capacités personnelles, l’orgueil n’a ultimement rien à voir avec lesdites capacités. L’orgueil est la croyance que je vaux plus que les autres, que mon importance intrinsèque est plus grande que celle des autres, que mon existence personnelle est plus précieuse que celle des autres. L’orgueil est viscéralement comparatif : si j’étais le seul être humain sur Terre, l’orgueil n’aurait aucun sens. Certains individus s’enorgueillissent de leurs capacités personnelles, mais on peut tout aussi bien s’enorgueillir de notre naissance. C’est ainsi que les héritiers des riches et des puissants peuvent déborder d’orgueil sans prétendre à la moindre capacité personnelle que ce soit ; c’est ainsi que les patriotes peuvent s’enorgueillir de leur nation sans avoir accompli le moindre acte méritoire que ce soit. Les fondements méritoires de l’orgueil ne sont toujours que des prétextes : la réalité véritable de l’orgueil n’est rien d’autre qu’un égotisme existentiel que les moralistes qualifient de vanité.

L’humilité est l’absence d’orgueil. Peu importe nos capacités personnelles, peu importe le statut social de notre naissance, notre valeur est égale à celle des autres. Cette notion prit naissance dans le judaïsme avec le dogme théologique selon lequel tous les hommes sont créés à l’image de Dieu. Le mérite personnel sur lequel l’orgueil prétend être fondé n’existe tout simplement pas, cela parce que nous sommes nés avec nos capacités sans les mériter. Au-delà de ces capacités innées, nous ne sommes ni meilleurs ni pires que n’importe quel autre individu. Certains tenteront alors de s’enorgueillir en clamant que leurs capacités sont le fruit de leurs efforts, qu’ils ont peiné pour développer leurs capacités. Il s’agit de la dernière défense de l’orgueil, et elle sera renversée lorsque l’esprit deviendra assez humble pour percevoir que le développement des capacités est aussi une capacité : une méta-capacité, pourrait-on dire. La volonté et la persévérance dans le développement de nos capacités sont des aptitudes innées au même titre que le potentiel de toutes nos capacités. L’exemple des héritiers orgueilleux malgré leur absence de mérite donne l’indice que l’orgueil n’est aucunement fondé sur le mérite ; la réflexion sur la nature des capacités confirme que le mérite ne peut pas être le fondement de l’orgueil. L’orgueil est fondamentalement pathétique et vain.

Est-il préférable d’être orgueilleux ou d’être humble ? Évidemment, l’humilité est toujours préférable. L’humilité permet le respect le plus authentique entre les individus, elle est la condition d’une justice sociale substantielle, elle procure une paix d’esprit aux ambitieux autant qu’aux modestes. En effet, un orgueilleux modeste, en plus d’être pathétique, est ridicule. Nous connaissons tous quelques-uns de ces individus si irritants qui, sans invoquer quelque mérite que ce soit, estiment que tout leur est dû. Pour ce qui est des ambitieux, l’humilité leur est une vertu également précieuse. Peu importe notre degré de succès, il y aura toujours quelqu’un à qui se comparer désavantageusement. Là où l’orgueil crée du déchirement et de l’envie à l’endroit du succès de tous les autres, même nos proches, l’humilité nous incite à nous réjouir du succès des autres. Plus concrètement, les individus humbles sont moins arrogants, ce qui les rend plus sympathiques et ce qui favorise leurs chances de réaliser leurs ambitions. Tous les ambitieux connaissent cette réalité, c’est pourquoi la fausse modestie est si commune parmi eux. Mais tout être humain possède un sens naturel – souvent inconscient – pour discerner la fausse modestie de l’humilité authentique. On peut feindre la modestie mais on ne peut pas feindre l’humilité, ni face aux autres ni face à soi-même.