lundi 25 juillet 2011

Sur la foi


Le plus simple et le plus commun des arguments en faveur de l’athéisme est celui-ci : « Je ne vois pas Dieu. Donc, Il n’existe pas. » En effet, Dieu est invisible. Maints arguments religieux furent développés en réponse à cette invisibilité : on peut voir Dieu à travers sa création naturelle, nous devons croire les témoins des miracles surnaturels, le divin est transcendant par essence, etc. Ces arguments, s’ils suffisent généralement pour expliquer l’invisibilité de Dieu aux croyants, m’apparaissent inefficaces pour la justifier aux incroyants. Nous devons admettre que, si Dieu n’existait pas, le monde sensible ressemblerait largement à notre monde. Nous pouvons invoquer des arguments philosophiques complexes mais, bien franchement, je doute qu’une seule personne en soit venue à croire en Dieu par l’effet d’arguments intellectuels. Les arguments intellectuels sont nécessaires pour déconstruire certains blocages mentaux à la foi, mais ils ne sont jamais le pilier de la foi. La foi est fondée sur une expérience qui est ensuite validée par l’intellect.

Comment donc expliquer que certains individus aient une expérience de Dieu alors que certains autres ne l’aient pas? Si Dieu existe et s’Il est accessible à nos sens, l’expérience de Dieu ne devrait-elle pas être universelle? Tous les humains ne devraient-ils pas être en relation avec Dieu? Non, et nous n’avons aucune raison de croire cela. Je crois avoir trouvé une analogie adéquate pour expliquer cette réalité : la foi est face à la personne divine ce que l’empathie est face aux personnes humaines. Je tente d’exposer cette analogie aussi clairement que possible.

Nous croyons que les autres personnes existent non pas parce qu’elles sont visibles mais bien parce que nous ressentons de l’empathie à leur égard. Nos yeux ne nous révèlent que des masses de chair qui se déplacent et qui émettent des sons ; des machines biologiques sans conscience personnelle pourraient correspondre parfaitement aux êtres humains que nous percevons visuellement. D’ailleurs, certaines personnes sont largement – voire totalement – dénuées d’empathie : elles traitent donc les êtres humains avec moins d’égards que nous traitons normalement les animaux. Même les athées les plus matérialistes reconnaîtront que l’empathie est un sens puisqu’elle nous révèle concrètement un aspect de la réalité : puisqu’elle nous permet de percevoir la personnalité humaine à travers le corps humain. L’empathie est, comme les autres sens, inégalement distribuée parmi les humains. Certains ont une excellente vue alors que d’autres sont aveugles, certains ont une excellente ouïe alors que d’autres sont sourds, certains ont un excellent odorat alors que d’autres ne détectent aucune odeur… et certains sont profondément empathiques face à toutes les personnes qu’ils rencontrent alors que d’autres ne ressentent pas la moindre empathie même envers les personnes qui leur sont les plus proches.

De même, la foi est inégalement distribuée parmi les humains. Certains sont habités par une foi intense et inébranlable dans la signification divine de la vie terrestre alors que d’autres sont dominés par un sentiment d’absurdité et de désespoir insurmontables. Comme pour l’empathie et pour les autres sens, la plupart des gens se situent à quelque part entre ces deux extrêmes : les sensibilités aigües sont aussi rares que les insensibilités totales. Mais qu’est-ce donc que cette sensibilité que l’on qualifie de « foi »? Elle est ce sens par lequel, comme l’empathie perçoit la personnalité humaine à travers le corps humain, nous percevons la personnalité divine à travers l’univers. De la même façon que l’empathie nous révèle concrètement le caractère humain et personnel des souffrances et des joies des autres individus, la foi nous révèle concrètement le caractère divin et personnel de l’ensemble des occurrences universelles.

Sur l’incroyance

Les incroyants sont parfois blessés lorsque les croyants évoquent l’absence de foi comme une pathologie. Pourtant, l’absence d’empathie est perçue comme une lacune morale par les individus empathiques de la même façon que l’absence de foi est perçue comme une lacune spirituelle par les croyants. L’insensibilité n’est pas coupable en soi mais elle entraîne l’esprit directement dans toutes les formes de culpabilité. Une personne sans empathie ne respecte pas la dignité des autres personnes humaines; une personne sans foi ne respecte pas la dignité de la personne divine. Et sans respect, l’amour est impossible. Évidemment, les incroyants ne sont pas troublés par l’accusation de manquer de respect et d’amour à Dieu puisqu’ils ne croient tout simplement pas qu’Il existe. Qu’ils prennent garde car, si on poursuit l’analogie entre la foi et l’empathie, les personnes dénuées d’empathie ne sont pas troublées par l’accusation de manquer de respect et d’amour aux autres humains puisqu’elles ne croient pas qu’ils existent. Bien sûr, elles croient que les humains existent corporellement, et peut-être mentalement, mais pas personnellement. Si elles croyaient que les humains existent personnellement, elles ressentiraient au moins un brin d’empathie envers eux. Elles ne seraient pas forcément bonnes envers eux : l’empathie ne produit pas forcément la sympathie. Reste que l’absence d’empathie n’est pas de la folie au sens scientifique : une personne dénuée d’empathie perçoit le monde matériel tel qu’il est réellement. Seulement, son sens moral est déficient.

C’est ainsi que l’on peut défendre que l’absence de foi est bel et bien une pathologie spirituelle. En ne percevant pas Dieu, les incroyants ne commettent pas une erreur scientifique : le monde matériel est perçu de la même façon que l’on soit croyant ou incroyant. Certains croyants ne croient pas aux miracles matériels (les courants dits libéraux excluent les miracles matériels pour ne croire qu’aux miracles spirituels) alors que certains incroyants croient aux miracles matériels (y voyant des aberrations dues à des mécanismes naturels présentement inexpliqués mais ultimement explicables par la science). Ainsi, que l’on discute d’empathie ou de foi, le monde matériel que l’on perçoit est le même : la question est à savoir si l’on perçoit des personnes à travers ce monde. Si ces personnes humaines et/ou divine existent réellement mais qu’on ne les perçoit pas, on ne peut pas être en relation respectueuse avec elles. Et si le respect est absent, l’amour est inaccessible.

Première objection

Je réponds à trois objections que l’on pourrait formuler à l’encontre de mon analogie. La première de ces objections est que, là où l’empathie est un sens commun au sein de l’humanité alors que l’absence d’empathie est une pathologie marginale, l’absence de foi est commune alors que la foi est nettement moins commune que l’empathie. Cette objection n’est valide que si on limite notre analyse à l’humanité occidentale moderne. Si on prend compte de l’humanité transhistorique dans son ensemble, les athées y sont plutôt marginaux. La foi connut une multitude de formes mais l’absence de foi fut rare et généralement décriée. Bien que les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam) soient les seules à être proprement théistes, tous les paganismes connaissent une certaine forme de foi. Les paganismes occidentaux construisirent une panoplie d’idoles hétéroclites personnalisant les forces universelles : leur foi était ainsi diluée dans le polythéisme. À l’inverse, les paganismes orientaux furent surtout soucieux de n’imposer aucune limite au divin et, incapables de saisir une personne infinie, ils dépersonnalisèrent le divin : leur foi était ainsi diluée dans le panthéisme. En termes théistes, on pourrait dire que les polythéistes se sont avancés dans la mauvaise direction alors que les panthéistes ne se sont pas assez avancés mais les uns comme les autres ont aspiré à s’avancer vers Dieu. Dans tous les cas, les cultures majoritaires furent largement croyantes : habitées par une foi bien établie dans la signification divine de la vie terrestre. L’athéisme matérialiste est une aberration très minoritaire dans l’histoire humaine.

Aussi, il importe de noter que, dans le cas de la foi comme dans celui de l’empathie, la sensibilité n’est pas strictement individuelle : elle est largement conditionnée par le contexte culturel. Ainsi, comme les Romains antiques souffraient d’une empathie réduite – s’exclamant de rire à la vue d’esclaves forcés de s’entretuer – les athées modernes souffrent d’une foi réduite – ricanant avec circonspection à la mention des Dix commandements. Les individus évoluant dans ces différentes cultures peuvent être partiellement excusés de leur insensibilité par les lacunes de leur conditionnement, mais l’outrage n’est pas moins grand aux yeux de ceux qui ne sont pas également insensibles.

Deuxième objection

La deuxième objection relève de la multiplicité des religions. Si Dieu existe bel et bien et qu’Il nous est accessible par la foi, comment se fait-il que les croyances religieuses soient si diversifiées et souvent contradictoires? Tout d’abord, il existe une raison bien concrète : si Dieu est une personne vivante, on peut le connaître plus ou moins, de la même façon que l’on peut connaître une personne humaine. Cette notion est difficile à accepter pour les incroyants puisqu’ils peinent à concevoir la personnalité divine. Néanmoins, dans la mesure où l’on conçoit Dieu comme une personne vivante, il y aurait quelque chose d’artificiel si tout le monde connaissait Dieu également et de la même manière. La relation entre Dieu et les humains, comme les relations entre humains, est concrète et historique. C’est ainsi que cette relation prit une forme particulièrement intime chez les prophètes judaïques et qu’elle fut ensuite exaltée mondialement par les apôtres chrétiens.

Cette explication peut sembler insuffisante, et elle l’est effectivement. Si l’incarnation historique de Dieu est, comme toute expérience, naturellement limitée à certains contextes particuliers, elle n’explique pas la diversité religieuse à elle seule. Outre les errances religieuses que l’on pourrait qualifier « de bonne foi », au sens où elles sont dues strictement à une connaissance déficiente de Dieu, une proportion significative des errances est due à l’orgueil et à la malice humaine. Les humains usent de la foi pour promouvoir leurs intérêts personnels de la même façon qu’ils usent de l’empathie pour favoriser leurs désirs égoïstes (par exemple, en invoquant la pitié de façon manipulatrice). Dieu nous laisse libres de le chercher ou de l’ignorer, de l’aimer ou de l’haïr, de répandre sa Parole ou de mentir en son nom. Ainsi, de la même façon qu’un père incestueux peut détourner un enfant de Dieu en souillant sa sensibilité, un prêcheur hérétique peut détourner un croyant de Dieu en brouillant sa sensibilité. Dans un cas comme dans l’autre, la foi est détériorée par l’effet d’une influence malveillante.

La démarche spirituelle devient alors éminemment concrète : il faut étudier les différentes révélations religieuses pour distinguer les prophètes authentiques des faux prophètes qui invoquent indûment l’autorité divine (ce dont, rappelons-le, les juifs accusent Jésus et ce dont les chrétiens accusent Mahomet). Cette étude n’est pas intrinsèquement religieuse : elle recoupe la moralité, l’histoire, la philosophie, la psychologie, la sociologie, etc. Cette étude n’est pas intrinsèquement religieuse mais elle est fondamentalement spirituelle puisque, face à chaque élément, nous devons nous assurer que la révélation concorde avec notre foi. La foi est comme une pâte qui se modèle en fonction des enseignements qui l’encadrent; on peut ainsi distinguer la vérité de l’erreur par les fruits des différentes doctrines religieuses. Tous les débats théologiques entre juifs, chrétiens et musulmans – ainsi que, et peut-être surtout, au sein de chacune de ces religions – visent à démontrer la véracité des différents crédos. En ce qui me concerne, c’est la révélation judéo-chrétienne qui m’apparaît comme véritablement divine – la révélation islamique m’apparaissant comme éminemment sociopolitique – mais je n’entends pas exposer ici les raisons qui m’ont amené à cette conclusion.

Troisième objection

Finalement, la troisième objection est celle de la projection anthropomorphique. Selon cette objection, la personnalité divine perçue par la foi ne serait qu’une illusion mentale de l’être humain projetant sa nature personnelle sur l’univers. Je répondrais d’abord que, si l’on se méfie ainsi de l’expérience de la foi, on doit se méfier également de l’expérience de l’empathie. Si l’on doute que la foi soit une projection du soi sur l’univers, pourquoi ne douterait-on pas que l’empathie est une projection du soi sur les autres? Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’un sens que nous pouvons accepter comme valide ou rejeter comme illusoire ; dans un cas comme dans l’autre, on met effectivement notre personnalité en relation avec d’autres personnalités. A priori, la foi comme l’empathie peuvent être des projections illusoires : il importe néanmoins de reconnaître la parenté entre ces deux sens, et donc la parenté entre la validité morale de l’empathie et la validité spirituelle de la foi.

Au-delà de cet a priori, la question devient proprement intellectuelle. Il importe d’insister sur ce caractère intellectuel puisque, dans bien des cas, j’ai l’impression que cette objection est soulevée comme un contre-argument final plutôt que comme un véritable questionnement intellectuel. C’est-à-dire que, plutôt que de se méfier sainement d’une illusion plausible, maints athées voient dans la correspondance entre la personnalité humaine et la personnalité divine la preuve irrévocable de l’irréalité de cette dernière. Néanmoins, si cette correspondance peut effectivement être le fait d’une projection illusoire, elle n’est pas intrinsèquement impossible. Dans tous les cas, elle n’est pas inconsciente puisque l’un des principes fondamentaux du théisme est que l’humain fut créé à l’image de Dieu : c’est-à-dire que l’humain, comme Dieu, est une personne spirituelle. S’il s’agit d’une illusion, celle-ci n’est certainement pas due à une négligence intellectuelle ignare. En guise de conclusion, j’indique simplement que l’apologétique présuppositionaliste de Cornelius Van Til ou encore l’argument de la Raison de C.S. Lewis m’apparaissent plus que suffisants pour contrer cette objection.

Croire ou ne pas croire

Pris isolément, ces arguments intellectuels sont peu significatifs mais, en complément de l’analogie générale entre l’empathie et la foi que j’expose ici, ils constituent des indices additionnels en faveur de la validité de la foi. Comme je le mentionnais en introduction, la foi n’est jamais fondée sur l’intellect : elle est fondée sur une expérience pour être ensuite validée par l’intellect. Cependant, puisque certains blocages intellectuels peuvent poser en obstacles à l’expérience de la foi, il est parfois nécessaire d’invoquer des démonstrations intellectuelles pour déconstruire ces blocages. J’invite donc tous les incroyants à explorer le sens de la foi de la même façon que nous inviterions les personnes dénuées d’empathie à en explorer le sens : c’est-à-dire avec le courage et l’humilité nécessaires pour s’initier à un sens nouveau et troublant. Il s’agit d’un sens qui peut se développer de façon soudaine ou progressive, hâtive ou tardive. Le parcours de chacun est unique, chaque personne vit son expérience librement. Il n’est jamais trop tard pour devenir empathique, ni pour devenir croyant.