dimanche 11 novembre 2012

Justice économique



On parle souvent de l’injustice du capitalisme. Je crois que le capitalisme est effectivement injuste parce qu’il n’offre pas des opportunités comparables aux familles démunies et aux familles aisées. Outre les cas exceptionnels, on constate que les enfants riches fréquentent les universités les plus prestigieuses et bénéficient de réseaux de contacts privilégiés alors que les enfants pauvres souffrent d’handicaps autant sociaux que financiers quant à leur avancement professionnel. Ainsi, notre condition sociale est largement déterminée par le statut de notre naissance. L’écart n’est pas aussi flagrant que le contraste médiéval entre l’aristocratie et la paysannerie, mais le principe est le même. Le capitalisme permet aux individus d’utiliser leurs efforts et leurs talents afin d’améliorer leur sort, mais il n’est pas une méritocratie pour autant.

Le socialisme vise à rectifier l’injustice du capitalisme. L’État socialiste exige que les travailleurs et les entreprises lui versent une part importante de leurs revenus afin d’offrir des services égaux à l’ensemble de la population. Ce faisant, le socialisme cause une série de pertes systémiques. Quand on dépense l’argent des autres plutôt que le nôtre, on le fait avec moins d’attention et d’intégrité. C’est la situation des politiciens et des fonctionnaires qui gaspillent les fonds publics en dépensant de façon éhontée pour des fins douteuses. Par ailleurs, quand les services sont gratuits, les citoyens en usent sans retenue. Si aucun sacrifice personnel n’est requis pour user d’un service, aucune évaluation sérieuse ne précède le choix d’user de ce service. Ces pertes ne sont pas des injustices à proprement parler mais elles révèlent le coût du socialisme. Les socialistes acceptent ce coût afin de promouvoir leur justice égalitaire.

Le problème est que le socialisme n’est pas réellement juste car il crée une nouvelle injustice. Souvent, les individus les plus démunis ne sont pas les plus avantagés par les largesses de l’État; il s’agit là d’une injustice théoriquement corrigeable dont je ne souhaite pas discuter. L’injustice dont je souhaite discuter est fondamentale au socialisme; le socialisme ne peut pas exister sans cette injustice. C’est l’injustice des choix sociaux. Les choix sociaux sont des décisions économiques que l’on impose à toute la société au nom de la majorité. Contrairement aux lois pénales qui interdisent aux individus de porter atteinte aux droits des autres individus, les lois sociales obligent les individus à procurer des services à d’autres individus. Les lois pénales interdisent, les lois sociales obligent. Derrière l’obligation des lois sociales, il y a un transfert de pouvoir. Les individus ne peuvent plus attribuer leurs efforts aux fins qu’ils jugent bonnes et justes : Ils doivent les attribuer aux fins que la collectivité juge bonnes et justes.

Ceux dont l’intuition est plutôt collectiviste ne perçoivent pas spontanément en quoi un tel transfert de pouvoir est injuste. La collectivité plutôt que les individus choisit les fins qui seront réalisées par les ressources de l’ensemble de la société : N’est-ce pas là l’essence de l’équité? Pas du tout. Par ce transfert de pouvoir, certaines des aspirations les plus profondes sont rendues inaccessibles, certains des besoins les plus intimes sont frustrés. Ces affirmations peuvent sembler excessives, mais elles reflètent fidèlement le vécu de masses d’individus anonymes.

L’un des exemples les plus patents est celui de la garde des enfants. De nombreux parents souhaiteraient rester à la maison pour passer du temps avec leurs enfants. Pour ce faire, il est généralement nécessaire que l’un des parents s’abstienne de travailler ou que les deux parents travaillent à temps partiel. Dans les deux cas, les revenus familiaux sont moins élevés. Des revenus moins élevés accentuent la pression financière ; il s’agit donc d’un choix particulièrement difficile pour les familles les plus pauvres. Ce choix déjà difficile est pénalisé encore davantage alors que l’ensemble des familles doivent contribuer financièrement, par l’entremise des impôts, aux services de garde de l’ensemble des familles. Si toutes les familles avaient accès à des places en garderie (ce qui n’est pas le cas), il s’agirait d’un système équitable… pour celles qui font garder leurs enfants en garderie! Pour celles qui gardent leurs enfants à la maison, des garderies publiques constituent une dissuasion économique à choisir la vie de famille qu’ils souhaiteraient au plus profond de leur cœur.

Les garderies publiques sont un exemple d’injustice socialiste, mais tous les services publics constituent une telle injustice. À chaque fois que l’État exige les ressources de l’ensemble de la population pour procurer un service à l’ensemble de la population, les individus qui ne désirent pas ce service sont pénalisés : Ils sont forcés de travailler pour qu’un service qu’ils ne désirent pas soit disponible à tous. Un service public peut être simplement non-désiré, tel que l’exemple susmentionné des garderies. Un service public peut aussi être désiré selon des modalités différentes de celles offertes par l’État. On pourrait penser à des programmes éducatifs différents de celui imposé par le Ministère de l’Éducation, ou encore à des soins de santé fondés sur une philosophie médicale autre que celle de la médecine pharmaceutique. Dans tous les cas, en imposant une seule offre à l’ensemble de la société, on limite sévèrement la liberté des individus. Pour chaque choix social qui s’impose, tous les choix personnels qui auraient eut lieu autrement sont pénalisés.

Je précise que ma critique de l’offre publique ne concerne pas les programmes d’aide aux démunis. Elle concerne seulement les programmes universaux. Aider les démunis n’est pas du socialisme, c’est de la décence. Garantir un revenu minimum aux individus sans travail et offrir des bourses aux étudiants pauvres ne sont pas des mesures socialistes : Ce sont des mesures qui assurent la survie et la dignité des moins fortunés. Je crois que, si l’État concentrait ses ressources à aider les démunis plutôt que de les disperser à s’occuper de tout le monde, l’aide serait plus grande et plus efficace.

L’injustice socialiste est peu perçue pour deux raisons. La première raison est une confusion au sujet de l’offre publique. On a l’impression que, si certaines offres publiques ne nous sont pas adaptées, certaines autres le sont et que, au final, le tout est plutôt équitable. Cette impression peut être véridique dans le cas des individus dont les valeurs personnelles correspondent largement aux valeurs dominantes de la société, mais elle comporte le danger d’oublier ou de négliger le fait que d’autres individus ont peu ou pas d’offres publiques qui leur sont adaptées et qu’ils sont donc systématiquement spoliés par l’État socialiste. La deuxième raison est l’habitude d’une liberté limitée. Puisque les services publics nous sont offerts gratuitement ou à prix réduit, nous sommes incités à adopter une attitude de gratitude plutôt qu’une attitude d’exigence. Conséquemment, même si les services que l’État nous offre sont souvent différents de ceux que nous aurions choisis, nous les acceptons sans outrage. On ne mord pas la main qui nous nourrit.

L’injustice socialiste est donc moins perçue que l’injustice capitaliste mais, si nous adoptons une perspective individualiste (au sens noble de respect pour chaque individu), ces deux formes d’injustice sont également graves. L’absence d’opportunité causée par l’inégalité du capitalisme est aussi injuste que l’absence de choix causée par l’uniformité du socialisme. Dans les deux cas, des aspirations et des besoins normalement légitimes au sein d’une société prospère sont niés en pratique pour de nombreux individus. Dans les deux cas, le contrôle d’une minorité dominante – commerciale ou bureaucratique – s’impose au détriment du bien-être de l’ensemble des citoyens.

Quelle est la solution à ce dilemme? Une troisième voie. La social-démocratie est une troisième voie en ce sens qu’elle se veut à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme mais, malheureusement, elle n’est que cela : une demi-mesure de capitalisme et une demi-mesure de socialisme. Certaines entreprises sont publiques et certaines autres sont privées, certains services sont publics et certains autres sont privés, mais aucun principe n’est remis en question. Souvent, on a le pire des deux mondes : On a l’inégalité du capitalisme et l’uniformité du socialisme alors que les profits sont empochés par les corporations et que les pertes sont assumées par l’État. Il nous importe donc de sonder la possibilité d’une autre troisième voie.

Je partage l’opinion marxiste selon laquelle le salariat est une forme d’exploitation économique. Même si les individus sont théoriquement libres de se lier par contrat à titre d’esclave, de serf ou de salarié, une telle liberté ne peut pas être authentique. La liberté, pour avoir un sens positif, doit être fondée sur une certaine puissance. Une liberté impuissante peut être réelle d’un point de vue formel mais la plupart des êtres humains normaux, qui ont des enfants à leur charge et qui ne peuvent donc pas se permettre le luxe d’une vie héroïque, préféreront se soumettre à l’exploitation plutôt que de vivre une liberté périlleuse. Si la liberté doit être une réalité sociale plutôt qu’un idéal romanesque, elle doit reposer sur un rapport de force qui n’est pas disproportionné. J’estime donc que l’esclavage, le servage et le salariat sont des formes d’exploitation, des moyens pour une élite économique d’abuser de la situation vulnérable des classes populaires.

Cet argumentaire au sujet de l’exploitation économique est généralement accepté pour ce qui est de l’esclavage et du servage, mais les capitalistes rejettent l’idée que le salariat constitue aussi de l’exploitation. Ils affirment que le propriétaire et le salarié s’avantagent mutuellement par un contrat de travail, et que la liberté de chacun est préservée. Pour déconstruire cette notion, il importe de prendre conscience du parallèle avec l’esclavage. Aux premiers temps de l’esclavage, le rapport entre maître et esclave était le rapport entre vainqueur et vaincu. Avant l’esclavage, les vainqueurs massacraient les vaincus sans merci. Ainsi, l’esclavage constituait véritablement une solution mutuellement avantageuse. Le maître bénéficiait d’une main d’œuvre gratuite, et l’esclave bénéficiait de sa survie. Le contexte ayant mené aux positions de vainqueur et de vaincu n’était pas mutuellement avantageux mais, ces positions étant établies, l’esclavage était mutuellement avantageux.

On voit tout de suite le parallèle avec le salariat. Si un contrat de travail peut effectivement être mutuellement avantageux, il faut admettre que la position du propriétaire est nettement plus avantagée que celle du salarié. Les capitalistes modernes ne sont pas scandalisés par l’écart entre la position du propriétaire et celle du salarié ; les esclavagistes antiques n’étaient pas scandalisés par l’écart entre la position du vainqueur et celle du vaincu. Une part du progrès moral consiste précisément à être scandalisé par les écarts de position. Bien sûr, il ne faut pas être également scandalisé par des écarts de position inégalement justifiés. L’écart entre le propriétaire et le salarié se justifie par un mérite plus acceptable que celui qui justifiait l’écart entre maître et esclave, mais le mérite des maîtres n’était pas nul et le mérite des propriétaires n’est pas absolu. À différents degrés, le mérite des maîtres et celui des propriétaires sont mêlés à l’héritage et à la chance. Je suis convaincu que nos descendants seront aussi scandalisés par notre salariat que nous sommes scandalisés par l’esclavage de nos ancêtres.

Je précise que je n’adhère pas à l’égalitarisme radical. Le problème du salariat n’est pas que les travailleurs gagnent moins d’argent que les cadres ou les propriétaires. Le problème n’est pas que les employés soient subordonnés aux employeurs. Ces réalités économiques sont souvent frustrantes mais elles ne sont pas forcément injustes. L’injustice relève de la déconnection entre le travail et l’enrichissement. Que le travail ne soit pas le seul facteur de l’enrichissement est une réalité économique acceptable puisque l’investissement nécessite une accumulation de capital qui doit être encouragée. L’injustice relève du fait que le travail ne soit pas proportionnel à l’enrichissement, du fait que le propriétaire soit le seul dont les revenus augmentent en proportion des profits de l’entreprise.

Ayant conscience de l’importance de l’écart entre employeur et employé, on peut comprendre en quoi le socialisme ne contribue pas véritablement à la justice économique. Le socialisme remplace le contrat de travail entre propriétaire et salarié par un contrat de travail entre État et salarié. L’écart entre employeur et employé est plus grand encore. Dans les cas où le gouvernement en place leur est favorable, les travailleurs du secteur public peuvent bénéficier de conditions de travail décentes ou même enviables. Cependant, dans les autres cas, leurs conditions peuvent se détériorer sévèrement. L’État peut décréter des lois spéciales afin d’interdire les grèves et il peut s’attribuer le monopole de secteurs économiques entiers afin d’interdire la compétition. Face à ce Léviathan, les travailleurs ne sont que d’autant plus soumis et vulnérables. Le socialisme peut procurer un certain degré d’égalité, mais il ne procure pas la liberté et la dignité que cette égalité est supposée rendre possibles.

Comment peut-on dépasser le salariat alors que les entreprises doivent fonctionner, alors que les ressources doivent être attribuées? Comment assurer que les travailleurs bénéficient à la fois d’une position plus équitable et d’une liberté de choix personnel? En leur garantissant une part du capital plutôt qu’un salaire. Les employés pourront aussi bénéficier d’un salaire de base afin de leur assurer un revenu minimum lorsque les dividendes sont bas – de même que les entreprises salariales peuvent offrir des services gratuits à leurs employés en plus de leur salaire – mais ils devront posséder une part importante du capital de l’entreprise pour ne pas être considérés en état d’exploitation salariée. Ce modèle économique est celui des coopératives. À quelques ajouts près, on pourrait dire que le principe est d’obliger toutes les entreprises à être des coopératives. Comme l’État a interdit les rapports économiques esclavagistes, l’État peut interdire les rapports économiques salariés.

En pratique, tous les contrats de travail devront inclure des parts du capital de façon à ce que tous les travailleurs soient propriétaires. Ces parts accorderont un pouvoir décisionnel et des dividendes aux travailleurs dès l’entrée en vigueur du contrat de travail. Dans un premier temps, ces parts ne seront pas aliénables ; la fin du contrat de travail annulera les parts non-aliénables, cela afin d’éviter qu’un travailleur ne bénéficie indûment d’un contrat de travail avorté. Ces parts seront progressivement converties en parts aliénables à mesure que les travailleurs les acquerront de façon définitive à même leurs dividendes. Pour formuler ces mesures économiques en termes plus simples, on peut dire que les entreprises seront obligées de céder un certain pourcentage de leur propriété à leurs employés au fil du temps.

Ce pourcentage devra être assez élevé pour que les travailleurs bénéficient de pouvoirs et de revenus significatifs et il devra être assez bas pour que les investissements soient rentables. Toute autre chose étant égale, les investissements dans une coopérative sont moins rentables que les investissements dans une corporation. Présentement, les corporations dominent les coopératives alors que les investisseurs préfèrent les corporations plus rentables. Si la loi exige que toutes les entreprises soient des coopératives, les corporations disparaîtront et les investisseurs devront se contenter de la rentabilité des coopératives.

Cette philosophie économique se qualifie de « distributiste ». Elle est peu connue car elle n’est promue par aucun groupe d’intérêt. Les corporations préfèrent le capitalisme, les syndicats préfèrent le socialisme. Tous les groupes d’intérêts ont avantage à ce qu’une certaine forme d’injustice soit maintenue afin de les favoriser ; ce sont les masses anonymes et désorganisées qui sont véritablement avantagées par la justice. Cette troisième voie combine la liberté du capitalisme et l’égalité du socialisme, aucune des deux n’étant poussée à son extrême. L’État redistribuerait le capital de façon équitable tout en s’abstenant d’offrir des services uniformes. La dignité humaine considérée dans la sphère économique implique forcément ces deux pans : une liberté véritablement multiforme et une puissance relativement égale.